L'anticipation de l'impact de la télévision sur l'accès aux livres et au savoir universel (1925-1934) : Albert Robida, Cotton Dans, Paul Otlet
A partir du milieu des années 20, la perspective de l'arrivée de la télévision se fait de plus en plus réelle et les esprits prospectifs s'interrioogent sur l'impact qiu'elle pourrait avoir sur l'avenir des bibliothèques, de la pratique de l'accès aux livres et au savoir.
Dans un texte paru en mai 1925, un mois à peine après la première démonstration de télévision aux Etats-Unis, le bibliothécaire John Cotton Dans imagine que les technologies de communication, et notamment la télévision, vont modifier les pratiques d'accès aux livres. La possibilité de consulter les livres par télévision permettra de ne pas acheter certains livres et donc de mieux gérer les budgets d'achat. Dans ne pouvait encore imaginer que la consultation de livres à distance ne sera pas réalisée par la télévision, mais par son petit-fils, l'Internet.
Sept ans plus tard, Paut Otlet imaginera lui aussi l'impact de la tétévision sur la gestion des livres et de la documentation dans son Traité de Documentation: le Livre sur le Livre. Théorie et Pratique. (1934)
En 1924, dans Un châlet dans les airs Albert Robida retrouvait quant à lui la verve anticipatrice sur les technologies de communication, qui était sa marque de fabrique depuis Le Vingtième Siècle (1882) et il imaginait le Ciné Phono Universel, que l'on peut aussi percvoir comme une préfiguration d'Internet.
Albert ROBIDA, Un châlet dans les airs, 1925
Extrait de John COTTON DANS, "Changes in Library Methods in A Changing World", Libraries, Vol. 32, 5, May 1927, p. 218
Les transports en commun rapides ont permis à ceux qui vivent à proximité d'une bibliothèque donnée d'avoir rapidement à portée de main les ressources de nombreuses autres bibliothèques et ont montré clairement que l'acquisition aléatoire de livres est souvent un gaspillage d'argent et d'efforts, qui sera bientôt freiné par l'utilisation de méthodes plus sages. Le courrier, le téléphone, la T.S.F., le photostat(*) et la télévision annoncent tous le jour où un bibliothécaire sera fier de dire qu'il a plus pensé à donner accès à tous les imprimés dont ses clients peuvent avoir besoin qu'à simplement acquérir autant de livres que ses fonds. permettent d'acheter; et que, avec les fonds non dépensés pour les livres, il peut payer pour apporter un livre nécessaire à sa bibliothèque ou peut obtenir des photos des pages nécessaires, ou peut donner par la télévision au demandeur une vue des pages nécessaires. Les chiffres montrant les changements sociaux et économiques récents sont abondants.
(*) Le photostat, prononcé [fɔ.to.stɑ], est un système de reprographie, ancêtre du photocopieur. Ce système a été développé dans les années 1900 par la Commercial Camera Company, qui est plus tard devenue la Photostat Corporation (Source : Wikipedia)
Deux ans auparavant avait publié Un châlet dans les airs (1925), où l'on trouvait une proposition assez similaire : un appareil dénommé le Ciné-Phono Universel permet aux étudiants d'accéder au savoir universel sans plus être dépendants des livres. C'est là-aussi une sorte d'anticipation de la bibliothèque accessible par Internet.
Photographie de Paul Otlet dans son bureau au sein de sa propriété privée, rue Fétis à Bruxelles
En 1934, Paul Otlet (1868-1944), fondateur avec Henri La Fontaine de la Classification décimale universelle et de la bibliologie, créateur du Mundaneum, imagine, dans son Traité de documentation, l'accès à distance, "avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphe" à un lieu d'emmagasinement centralisé de l'ensemble des livres produits par l'humanité.
"De là une troisième hypothèse, réaliste et concrète celle-là, qui pourrait, avec le temps, devenir fort réalisable. Ici la Table de Travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l’espace que requiert leur enregistrement et leur manutention, avec tout l’appareil de ses catalogues, bibliographies et index, avec toute la redistribution des données sur fiches, feuilles et en dossiers, avec le choix et la combinaison opérés par un personnel permanent bien qualifié. Le lieu d’emmagasinement et de classement devient aussi un lieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut parleur si la vue devrait être aidée par une donnée ouïe, si la vision devrait être complétée par une audition. Une telle hypothèse, un Wells certes l’aimerait. Utopie aujourd’hui parce qu’elle n’existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité de demain pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. Et ce perfectionnement pourrait aller peut-être jusqu’à rendre automatique l’appel des documents sur l’écran (simples numéros de classification, de livres, de pages) ; automatique aussi la projection consécutive, pourvu que toutes les données aient été réduites en leurs éléments analytiques et disposées pour être mises en œuvre par les machines à sélection.
De telles hypothèses, toutes imaginatives qu’elles soient, la Bibliologie — science systématique et raisonnée du livre — doit leur faire une place. Toute science de nos jours n’arrive-t-elle pas à être guidée par quelque hypothèse limite qui apparaît comme une finalité synthétique, protégeant contre la dispersion et l’égarement dans le dédale infini des petits progrès analytiques. Si la chimie est devenue une science formidable, l’hypothèse, gratuite au début, de l’unité de la matière y est bien pour beaucoup de choses. Et les progrès de l’aviation ont été déterminés par l’hypothèse mythologique d’Icare le Volant."
Paul OTLET, Traité de Documentation: le Livre sur le Livre. Théorie et Pratique. [IIB Publication N° 197]; Editiones Mundaneum, Palais Mondial, Bruxelles: D. Van Keerberghen et fils, 1934
Paul OTLET, Le livre sur le livre ; traité de documentation. Préface de Benoît Peeters, Illustratrations de François Schuiten, Impressions, 2015