La notoriété de Nipkow au début des années 30
Le succès du "disque de Nipkow" à la fin des années 20 donne à l'inventeur une soudaine notoriété. La célébration de son 70ème anniversaire, en 1930, est l'occasion d'un discours du Maire de Pankow, le quartier de Berlin où il vit depuis vingt-sept ans. Le magazine Fernsehen, lancé en 1930 par Verlag Hermann Reckendorf s'ouvre dans son premier numéro, par un article du Dr. W. Fröbel, au nom du Conseil de direction de l'Office des brevets allemands qui célèbre le brevet de 1885, une pierre blanche dans l'histoire de la télévision électrique. Le 22 août, l'Allgemeiner Deutscher Fernsehverein de Berlin, une organisation à peine née sous l'égide de la Direction des Postes, et l'Institut de la Télévision de Bruxelles . - organisme sur lequel nous ne disposons pour l'instant d'aucune information - lui octroient le titre de membre d'honneur. Le 23 août 1930, le magazine viennois Neues Wiener Journal titre "Beim Vater des Fernsehens - Was der siebziegjährige Paul Nipkow erzählt" ("Auprès du Père de la Télévision - Ce que le septuagénaire Paul Nipkow" raconte) et donne la parole à l'inventeur qui exprime sa fierté un peu amère et raconte la soirée de Noël 1883. Il serait intéressant de disposer d'une étude sur cette montée progressive de la notoriété de Nipkow durant les dernières années de Weimar dans la presse allemande. On en trouve quelques traces, par exemple dans ce "Es wird Sie sicher interressiren" de l'Illustrierter Sonntag du 25 novembre 1931 : "Cela vous intéressera surement de savoir '...) que le premier brevet de télévision a été obtenu il y a quarante ans par un certain Nipkow...". L'Illustrierter Sonntag est un hebdomdaire anti-nazi et anti-communiste. La gloire de Nipkow n'est pas une invention factice du régime nazi, elle est déjà portée au début de la décennie par les milieux professionnels.
En 1932 paraît un important ouvrage de synthèse des développements de la télévision et de la téléphotographie le Handbuch der Bildtelegraphie und des Fernsehens: Grundlagen, Entwicklungsziele und Grenzen der elektrischen Bildfernübertragung coordonné par F. Schröter. Le disque de Nipkow et les perfectionnements suggérés par certains chercheurs (notamment W. Stephan) y sont présentés en détail. Mais les alternatives, et en particulier l'utilisation du tube cathodique de Braun développée par Philo Farnsworth et V. Zworykin) y sont également présentées.
Nipkow ne peut avoir ignoré un tel ouvrage. Tout en affirmant sa fierté dans ses entretiens Schrage et Dunlap, en 1931 et fin 1932, il ne peut s'empêcher de laisser percevoir que le succès de son invention est menacé par les nouveaux systèmes, plus sophistiqués et plus performants. Dans son entretien avec Schrage, fin 1932, il reconnaît que le téléviseur à tambour (drum televisor) de C.F. Jenkins est une réelle innovation "mais seul le Ciel sait si elle va se révéler praticable". Par contre il voit juste en indiquant que le tube de Braun avec le rayon cathodique dévié a le plus de chance de réalisation pratique. Il se montre moins affirmatif, quelques mois plus tard, dans sa lettre au New York Times, peut-être parce qu'elle a une dimension plus publique que son entretien surprise avec Schrage ; "Je considère prématuré d'essayer de répondre à la question de savoir si le tube de Braun sera utilisé à l'avenir. Je crois cependant que le tube de Braun va continuer à gagner des supporters, mais sans dévaloriser la valeur du disque. Le style simple, évident et solide de la construction du disque aura toujours ses admirateurs. Il va en particulier attirer l'armée de travailleurs méticuleux, en particulier parce que la synchronisation de l'émetteur et du récepteur ne constituent plus de difficultés".
La récupération de Nipkow par le gouvernement nazi
Entre la rencontre avec Schrage fin 1932 et la lettre au New York Times de l'été 1933, un événement historique est survenu en Allemagne : le 30 janvier 1933, Adolf Hitler a été nommé chancelier du Reich. Le disque de Nipkow ne sera bientôt plus qu'une antiquité technologique, mais le régime nazi - peut être impressionné par l'article du quotidien new yorkais - va s'emparer de la gloire de l'inventeur à des fins de propagande nationaliste. A l'âge de 75 ans, le vieil inventeur se laisse prendre au piège.
Selon le témoignage d'un expert rapporté par le Evening Post (9 Novembre 1933), Nipkow assiste à la Funkaustelling qui a lieu à Berlin durant l'automne et déclare que le scanning électrique est pour lui la solution logique au problème. Si l'on comprend bien ce récit rapporté, il considère convaincantes les démonstrations faites par Telefunken, Fernsehen, Loewe et l'office des postes allemands. Une démonstration de transmission en 130 lignes, à partir d'un disque de balayage et une cellule photo-électrique électrique et avec réception sur tube cathodique a été jugée satisfaisante par un observateur américain.
Le 18 avril 1934 eût lieu la première émission d'une station de télévision publique à partir du Krolloper de Berlin. A partir du 22 mars 1935, une émission quotidienne dans la bande UKW (ondes ultra-courtes) est diffusée par les services de la Deutschen Reichspost et produite par la Reichsrundfunkgesellschaft. Dès le départ cependant l'équipement de l'émetteur est composé de matériel électronique Telefunken (recours au tube cathodique, émissions en 180 lignes) et non de télévision mécanique. Le disque de Nipkow n'est pas utilisé. Le service a été annoncé par le Reichssendeleiter Eugen Hadamovsky comme le premier service régulier de télévision au monde. En fait, le premier service régulier de télévision fut celui de la Baird Television Company à partir de 1930 et le premier service public de diffusion, celui de la BBC, commença le 22 août 1932. La filiale allemande de la société de Baird, la Fernseh AG, avait été pionnière dans l'expérimentation de la télévision allemande, en concurrence avec Telefunken.
En 1935, Paul Nipkow fut nommé, à l'instigation de Horst Dredreßler-Andreß, Leiter der Abteilung III Rundfunk im Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda Président d'honneur de la nouvelle société Fernsehgemeinschaft, crée pour la propagande nazie. Il s'agissait de mettre en évidence, dans un souci de promotion du génie national, un de ses brillants inventeurs. Dredreßler-Andreß écrivit un télégramme à Hitler le 1er mai 1935 : "En ce jour de fête du peuple allemand, je suis heureux de distinguer devant le monde entier un de nos travailleurs les plus géniaux". L'annonce que la station va porter le nom de l'inventeur, à l'occasion d'une cérémonie de son 75ème anniversaire, ç vrai dire anticipée est faite le 29 mai 1935 à l'occasion du 1er Congrès de la Télévision qui se tient à Berlin dans les locaux de la Fernsehgemeinschaft et qui est l'occasion d'annoncer que les Jeux olympiques de 1936 seront télévisés. . Le Reichssendeleiter Hadamovsky dans son discours d'hommage, compare Nipkow à Gutenberg. Hitler , dans un message à Dredreßler-Andreß du 29 juillet 1935, parle de Nipkow comme di "Erfinder der Fernsehtchnik", l"inventeur de la technique de la télévision". Rares sont évidemment à l'époque les connaisseurs de l'histoire complexe des développements de la télévision qui osent aller contre cette vision officielle promue par le Führer lui-même.
En août 1935, à l'exposition de Berlin, fut exposé, un disque de Nipkow opérant en 320 lignes. Ce fut la, première démonstration en Allemagne d'un standard défini en nombre de lignes; Le disque avait 80 trous et tournait à 6000 r.p.m. L'image était reçue sur un écran cathodique de 15 pouces de diamètre. Selon un observateur, il s'agissait de "la plus belle image jamais vue". Mais cet observateur critiquait le tremblement (flicker) et la distorsion due à la courbature de l'écran. Les autres exposants ne proposaient que des modèles en 90 ou 180 lignes. Ce disque resta cependant un prototype d'exposition.(1)
Malgré les honneurs que lui conférait le régime, Nipkow passa paraît-il sa vieillesse dans des conditions modestes. Il conserva jusqu'à sa mort un esprit d'inventeur. Son adhésion au régime nazi prête à discussion. Une photo existe du vieux Nipkow portant le brassard à la croix gammée, mais il est difficile d'établir si elle est authentique ou constitue un faux de propagande. On peut bien sûr argumenter sur le fait qu'il était âgé, en 1935, de 75 ans mais il était encore lucide, puisque sa dernière demande de brevet date de 1937 et qu'il obtient ce brevet en 1938. Rien, dans les éléments biographiques disponible, n'indique une adhésion à l'idéologie nazie, et il n'a jamais été évoqué le fait qu'il ait pu adhérer au NSDAP. La fierté d'être considéré très officiellement comme le Père de la Télévision a dû l'emporter sur toute autre considération. Si rien n'indique une adhésion active, rien n'indique non plus un refus des honneurs fournis pas le régime. En cela, sa situation est assez similaire de celle des frères Lumière, qui n'ont pas dédaignés les honneurs que leur offrait le régime collaborationniste de Vichy. L'adhésion de Marconi au régime fasciste et la collaboration effective de Lev Termen avec le régime stalinien mieux documentées.
Paul Nipkow (2ème à partir de la droite) lors de la cétémonie d'hommage qui lui est rendue au 1er Congrès de la Télévision à la Funkhaus de Berlin, 29 mai 1935. (Source : Jahrbuch 1935 Illustrierte Berlin / Collection Deusches Fernsehmuseum 1 Wiesbaden).
Paul Nipkow, v. 1935. Photo Telefunken / AdsD / Friedrich-Ebert-Foundation
Illustrierter Sonntag du 25 novembre 1931
Fonctionnement du disque de Nipkow in SCHRÖTER F. (Hsg.), Handbuch der Bildtelegraphie und des Fernsehens: Grundlagen, Entwicklungsziele und Grenzen der elektrischen Bildfernübertragung, 1932.
Paul Nipkow le jour de son 75ème anniversaire, 22 août 1935 (Source : C.-D. Schmitt)
Paul Nipkow devant un téléviseur Telefunken avec l'image du logo du Paul Nipkow-Sender (1935). Photo Telefunken / AdsD / Friedrich-Ebert-Foundation
Le Temps, 31 mai 1935
Affichages d'écran du Fernsehsender "Paul Nipkow".
L'immeuble de la Pankstrasse à Pankow où résidait Nipkow. Source : Telefunken : Friedriech Ebert Stiftung.
(1) TRAUB, E.H., "Television at the 1935 Berlin Radio Exhibition", Journal of the Television Society, 2, Part III, pp?53-61, cité in BURNS R.W., Television. An international history of the formative years, The Institution of Electrical Engineers, 1998, p.498
Extraits des programmes du Fernsehsender Paul Nipkow (Source : Jürgen Luchau)
Nipkow (avec chapeau) lors d'une interview télévisée en 1937.. . Source : Telefunken : AdsD / Friedrich-Ebert-Foundation
En 1940, il fut envisagé, dans le cadre d'une série de portraits de grands savants allemands (Emil von Behring, Justus Liebig, Wilhelm Conrad Röntgen, Johannes Gütenberg, Hans Dominik, Max Plank) diffusée par le Paul-Nipkow Fernsehsender de consacrer deux programmes à Paul Nipkow, qui devaient probablement être diffusés pour son 80ème anniversaire. Un scénario sur la vie du "Vater des deutschen Fernsehens", Paul Nipkow oder Berlin, die Wege der deutschen Fernsehrundfunk, basé sur un curriculum viate que Nipkow avait écrit en 1934, fut rédigé par le scénariste Albert Szymanski.
Les dernières semaines de la vie de Paul Nipkow, dans le contexte des premiers mois de la seconde guerre mondiale ont, quoiqu'on pense du personnage, une dimension tragique. Sa femme Sophia décède le 22 juillet 1940, à l'âge de 81 ans. Un mois plus tard, le 22 août, sont organisées les célébrations de son 80ème anniversaire. A midi, il reçoit un télégramme de félicitations d'Adolf Hitler. Il reçoit également des félicitations du Recteur de l'Université Goethe de Francfort, de ses amis, de sa ville natale. Une photographie de presse le montre attablé aux côtés de Hebert Engler, Fernsehintendantenn, qui était lui, indiscutablement, un adhérent du NSDAP. Rentré chez lui dans l'après midi, il est victime d'un malaise et il est transporté dans un hôpital voisin. Cet après-midi là, l'aviation allemande avait pour la première fois bombardé Londres et le grand électricien Oliver Lodge, qui avait comme lui, au début des années 1880, manifesté un enthousiasme pour le photophone de Graham Bell et qui en Angleterre avait joué un rôle éminent dans la promotion des recherches sur la télévision, décède à l'âge de 89 ans. Nipkow décède deux jours plus tard, le 24 août à 7 h. 15 du matin. Un deuxième bombardement de Londres a lieu dans la journée et Churchill ordonne le premier bombardement de Berlin. Le 30 août ont lieu les funérailles officielles de l'inventeur, son cercueil est recouvert du drapeau à la croix gammée. La cérémonie est diffusée vers les quelques centaines de récepteurs et filmée Paul Nipkow est enterré au cimetière III de Pankow. Le 18 septembre 1940, les Actualités mondiales diffusent dans les salles de cinéma françaises une séquence de 38 secondes montrant les funérailles officielles.
Après la mort de l'inventeur, Hitler continua à le citer comme un héros national : Selon les transcriptions des propos du Führer faites par Henry Picker, un juriste membre du NSDAP, qui faisait partie de son cabinet, Hitler aurait dit le 17 juillet 1942 dans le cadre d'un monologue sur la radio et la télévision, "Il est bien connu que Paul Nipkow a inventé le "mangeur d'image" (Bildtaster) pour la diffusion de télévision et Karl Ferdinand Braun le tube pour la réception de télévision. Pour cette raison la première diffusion régulière de télévision a pu avoir lieu à Berlin le 31 mars 1935." Hitler se trompait sur la date du lancement du programme régulier, qui eût lieu le 22 et non le 31 mars 1935.
Une plaque commémorative a été posée sur la maison du numéro 5 de la Pankstrasse 5, où il résida de 1914 jusqu'à sa mort. Il faudra attendre les années 80 pour qu'une jeune génération d'historiens allemands, dont les travaux ne sont toujours pas, malheureusement traduits en français, s'attaque à l'examen historique approfondi de la télévision sous le régime nazi, mais peu de travail a été fait sur les sources de l'invention de Nipkow et sur le cheminement de son idée. A en juger par la prolifération de pages assez superficielles d'histoire de la télévision où le nom de Nipkow est évoqué qui fleurissent sur Internet, le mythe de l'invention de la nuit de Noël 1883 n'est pas prêt de s'éteindre. En 1992, avec le soutien du Programme MEDIA de l'Union européenne, un Programme Nipkow a été lancé en vue d'aider à la formation des professionnels du cinéma et de la télévision. Dès la première ligne de la courte note présentation de l'inventeur sur le site de ce programme, on peut lire ; "In Berlin on Christmas Eve in 1883 Paul Nipkow (1860 - 1940) invented the Nipkow Disc". Nipkow n'a pas seulement été un grand inventeur ; il était aussi un des premiers à avoir compris, au début des années 30, l'importance qu'allait prendre le story telling.
André Lange
13 janvier 2018. Révision 17.1.2018, 4.2.2018
Paul Nipkow, le 20 août 1940, quatre jours avant son décès.
Source : Weltbild. / Bildarchivaustria - Österreischische Nationalbibliothek
Paul Nipkow, le 22 août 1940, jour de son 80ème anniversaire avec Herbert Engler, Fernsehintendanten. Photographie de presse. Source : ÖNB
Annonce de la mort de Paul Nipkow en première page de Paris-Soir, 26 août 1940 (à l'époque journal réquisitionné par l'occupant allemand).
Réveil du Nord, 1er septembre 1940
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Les funérailles officielles de Paul Nipkow, Berlin, 30 août 1940. Photo de presse / ÖNB
Catalogue INA Pro. En 2000, cette séquence était accessible gratuitement sur le site de l'INA. Son accès est aujourd'hui réservé aux professionnels.