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LECTURES

Kerim YASAR, Electrified Voices. How the Telephon, Phonograph and Radio Shaped Modern Japan, 1868-1945, New York, NY, Columbia University Press, 2018

 

Kerim Yasar est Assistant Professor of East Asian Languages and cultures at the University of Southern California mais aussi un spécialiste de la traduction des classiques du cinéma japonais. Avec Electrified Voices, il nous fournit une brillante et stimulante analyse du rôle des médias auditifs (téléphone, phonographe, radio, et premiers fils sonorisés) dans l’élaboration de la modernité japonaise.

Le livre s’inscrit dans le courant d’études culturelles visant à revaloriser l’audition, souvent négligée au bénéfice de la vision, un courant dont The Audible Past de Jonathan Sterne (traduit en français sous le titre Une histoire de la modernité sonore, La Découverte, é015) est certainement la référence la plus connue pour le lecteur anglo-saxon et que Yasar définit comme un des ouvrages qui a guidé sa réflexion au même titre que Bruits. Economie politique de la musique du polymathe français Jacques Attali et de Koe no shishonshugi (Capitalism of the voice) de Yoshimi Shun’ya, figure de proue des cultural studies au Japon. Malgré un chapitre introductif très abstrait, en défense d’une archéologie du  son, qui donne à l’auteur l’occasion de démontrer sa familiarité avec les auteurs de « French Theory », l’ouvrage n’a rien de dogmatique. Il se caractérise au contraire par un usage éclectique des références théoriques et surtout par une connaissance approfondie de la culture sonore et musicale japonaise. Notons cependant que si Derrida, Lacan, Althusser, et Attali, sont mobilisés le Roland Barthes de l'Empire des signes est curieusement absent.

La thèse principale de Yasar est que les technologies de communication et de reproduction du son, dont le premier essor se produit durant l’ère Meiji (1868-1912) ont contribué à créer de nouvelles formes de discours et de nouvelles sensibilités de perception, mais qu’elles ont aussi permis la création du kokutai, le nouveau corps politique qui devait déboucher dans les années 20 sur l’Etat militaire. Tout en décrivant, souvent à partir d’anecdotes ou de récits d’écrivains, la spécificité de l’insertion de ces nouvelles technologies dans la société japonaise, Yasar cherche à en saisir la conceptualisation dans la langue japonaise elle-même, confrontée et expliquée avec diverses conceptualisations occidentales. Ce jeu d’aller-retour fait tout l’intérêt de l’ouvrage. L’analyse de pratiques telles que le yobidashi denwa (convocation téléphonique), de la consommation de musique occidentale par la bourgeoisie japonaise, du naniwabushi, le récit chanté, comme forme de divertissement musical lié à l’essor de l’industrie phonographique, de l’art des benshi, ces acteurs dont la performance complétait de leur narration  la projection des films,   nous font percevoir l’idiosyncrasie du cheminement japonais vers la modernité musicale. L’interdit de l’enregistrement et de la diffusion de la voix de l’Empereur, paradoxe d’un régime militaire qui fit de la radio un outil de domination, qui ne sera brisé que par la diffusion du gyokuon hōsō (« broadcast of the precious sound »), l’annonce de la capitulation, le 15 août 1945, est sans doute le trait le plus avancé de cette spécificité.

Nous laisserons aux lecteurs japonais de nous dire si les analyses de Kasar sont exactes, mais sa connaissance de la langue, de la culture et de la littérature scientifique sur les médias dans ce pays est telle que l’on fait volontiers crédit à ses informations et analyse. Et l’intérêt d’aborder la transition vers la modernité à travers l’essor des technologies sonores est évident : cette dimension est à l’inverse quasi absente dans un ouvrage tel que Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui (Gallimard, 2016) de Pierre-François Souyri, la somme la plus élaborée disponible au lecteur francophone, qui propose une analyse extrêmement documentée des discours de transition vers la modernité durant la même période que celle analysée pat Yasar, mais qui ne traite que de manière marginale  des bouleversements des modalités de communication.

La démarche de Yasar devrait être complétée par des questionnements similaires sur les effets des médias auditifs dans d’autres sociétés, qui permettraient de mieux encore délimiter ce qu’il y a de spécifique et de ce qu’il y a d’universel. Ainsi l’anecdote par laquelle Yasar ouvre son livre, l’histoire d’étudiants japonais découvrant dans le laboratoire même de Graham Bell que le téléphone parle aussi japonais n’a rien de spécifique : l’Empereur du Brésil manifesta le même étonnement à l’inventeur en découvrant que l’appareil parlait tout aussi bien le portugais que l’anglais. De même, l’analyse du statut juridique, en termes de propriété intellectuelle, des enregistrements de Kumoenon, le grand interprète de nawiwabushi aurait gagné en rigueur si elle avait mieux intégré l’évolution du droit international en matière de droit d’auteur. Elle néglige de remarquer que la Convention de Berne de 1886, qui ne couvrait pas les droits de reproduction mécanique (à ne pas confondre avec les droits voisins), a été complétée en 1908 par la Convention de Berlin, dont le Japon fut un des premiers signataires mais avec deux réserves significatives, ce qui aurait dû être analysé. Tout simplement, en 1886, la Suisse avait mis comme condition pour organiser la conférence à Berne que les droits de reproduction mécanique soient exclus de la Convention afin de protéger son industrie de chalets musicaux. Le développement de l’enregistrement phonographique rendait la lacune du texte de 1886 inacceptable pour les compositeurs et les éditeurs et rendit la révision de Berlin indispensable. Les réserves du Japon sur la révision de 1908 portaient sur la traduction et la représentation publique d’œuvres musicales, mais pas sur la reconnaissance des droits de reproduction mécanique.  Quant à la reconnaissance des droits des interprètes et des producteurs de phonogramme, sa lenteur n’a rien de spécifique au Japon : elle ne sera adoptée au nouveau international qu’en 1961 avec la Convention de Genève.

Si je partage le constat de Sterne et de Yafar que l’analyse de l’audition tend à être minorée dans les études médiatiques au bénéficie des analyses de l’image et de l’écrit, je regretterai néanmoins que Yasar n’ait pas mentionné les premières recherches menées au Japon sur la télévision. On oublie trop souvent que les recherches sur la diffusion à distance des images ont commencé à la fin des années 1870, en prolongement direct de l’invention du téléphone et du photophone par Graham Bell.  Il n’aurait pas été déplacé de signaler que les premiers chercheurs britanniques à s’être intéressé à la question, William Edward Ayrton et John Perry, avaient été enseignants à l’Imperial Engineering College de Tokyo et que leurs recherches avaient été stimulées par les mystérieuses propriétés des miroirs magiques japonais. C'est aussi la découverte de l'importance du mouvement dans le théâtre japonais qui allait les conduire à imaginer un art cinématique (kinematical art) et à construire au College un appareil générateur de mouvements harmoniques. De même, on reste en attente d’une analyse des circonstances précises dans lesquelles Takaynagi Kenjiro a mis au point le premier système japonais de télévision dès 1926.

Enfin, on regrettera que Yafar n’ait pas complété sa présentation de l’introduction du cinéma sonore par une analyse de la manière dont le cinéma a rendu compte de l’électrification des voix : je pense au Tochuken Kumoemon de Naruse Mikio (1936), mais aussi aux différents films représentant le gyokuon hōsō.

 

Ces différentes remarques sont un peu gourmandes et n’enlèvent rien à l’intérêt et à la qualité du livre. Electrified Voices constitue pour les chercheurs, les étudiants et le public cultivé une contribution stimulante pour une meilleure compréhension de la fameuse modernisation du Japon mais, par sa démarche et sa manière de chercher les traces du sonore dans les témoignages écrits, constitue également un exemple de démarche historique qui pourrait inspirer des recherches similaires dans d’autres pays.

André Lange, janvier 2020. Révision 5 juin 2020

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Une version légèrement plus courte de cet article est parue en anglais dans  Historical Journal of Film, Radio and Television , Volume 39, 2019 - Issue 4,

The Voice of Hirohito - 1945 Jewel Voice Broadcast (玉音放送). Source : Historical Recordings / Youtube

Tochuken Kumoemon de Naruse Mikio (1936),

Carte de souhait en chromolithographie envoyée par le Ministère des Communications du Japon (in John GRAND-CARTERET, "Cartes de visites ornées et Cartes de souhaits de nouvelle année" in Le Livre et l'Image, Janvier 1894.

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