UNE ARCHEOLOGIE DE L'AMPLIFICATION, DE LA REPRODUCTION ET DE LA TRANSMISSION DU SON
5. Deux étonnants traités d'acoustique appliquée la Musurgia universalis (1650) et la Phonurgia Nova d'Althanasius Kircher (1673)
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Le père Athanasius Kircher (1601 ou 1602 – 1680), savant polygraphe
“Nul n’est besoin de citer son nom : sa renommée est connue jusqu’aux Antipodes” disait de lui son élève, G. di Sepi, auteur d’un ouvrage (1) sur le Musée du Collège romain de la Société de Jésus, dont Kircher était le fondateur. Malgré maintes contradictions et incertitudes identifiées par les spécialistes, sa vie nous est relativement bien connue grâce à son autobiographie (la Vita) et son abondante correspondance avec ses supérieurs, collègues et informateurs à travers l’Europe mais aussi le reste du monde (en particulier la Chine et l’Amérique latine, terres de mission des Jésuites).(2). Kircher fut un des Jésuites les réputés, mais aussi les plus contestés de son siècle.
Son oeuvre immense (plus de 40 ouvrages identifiés, touchant à des sujets tels que le magnétisme animal, l’égyptologie, les mathématiques, la physique (acoustique, optique), la mécanique, l’étude des civilisations anciennes et contemporaines (en particulier la Chine), la musique, l’architecture, la géologie… fait depuis une trentaine d’année l’objet d’un intérêt renouvelé par les historiens des sciences et de la culture. Son oeuvre est un mélange étonnant de fantaisie, d’inventions et d’érudition qui en font une des figures de proue d’un certain encyclopédisme baroque. Protégé de la famille Pamphili, puis attaché à la Cour de Vienne auprès de l’Empereur Ferdinand III, il fut ensuite un proche de la reine Christine de Suède. Les moyens dont il a disposé pour mener ses études, constituer son cabinet de curiosités et éditer ses ouvrages illustrés de planches magnifiques et recourant (en particulier dans l’Oedipus Agyptiacus) à des typographies en alphabets latin, grec, hébreu, arabe, chinois, illustrent l’importance de son statut au sein du Collegio Romano.
Il est aisé de discréditer, au regard de la rationalité et de la science moderne, les fantaisies et aberrations de certaines propositions de Kircher : datation du Déluge, mesure de la hauteur de la Tour de Babel, croyance en la génération spontanée, prétention à comprendre les hiéroglyphes égyptiens, etc. Dès son époque, Kircher fut considéré comme un mystificateur. « Il y a long temps que j’ay parcouru Kirkerius : mais ie ny’y ay rien trouué de solide. Il n’a que des forfanteries à l’italiene quoy qu’il soit de nation allemande » écrivait Descartes à Colvius, le 5 septembre 1643 (3). Il n’en reste pas moins que l’œuvre de Kircher susciteun intérêt croissant de la part des historiens des sciences, qu’il s’agisse de l’histoire de la linguistique, de la géologie ou de la musique. La plupart des ouvrages de Kircher, d'une iconographie souvent étonnante, sont à présent disponibles dans des versions numériques en ligne proposées par diverses bibliothèques. Plus d’une trentaine d’ouvrages lui ont été consacré, essentiellement aux Etats-Unis, en Italie et en Allemagne. Dans le domaine francophone on ne peut guère relever que la traduction – dans une magnifique édition de l’Imprimerie nationale – du Athanasius Kircher. Le théâtre du monde du musicologue Joscelyn Godwin et la traduction de son autobiographie, la Vita.
Kircher est surtout connu des historiens et archéologues du cinéma pour son Ars Magna Lucis et Umbrae, (1646) dans lequel il analyse les phénomènes lumineux et visuels et décrit différents appareils optiques dont, dans le seconde édition '(1671) la lanterne magique. La notoriété de Kircher comme inventeur de la lanterne magique est abusive comme l'ont démontré de nombreux auteurs. (4). Moins connu est le fait que, dans ce livre, il décrit aussi la possibilité de transmettre des messages à distance par le biais d'un réseau de miroirs, ce qui fait aussi de lui un des précurseurs des recherches sur la transmission des images. Ce système de réseau de miroirs a retenu l'attention d'Ignace Chappe, dit Chappe l'ainé, le frère de Claude Chappe, l'inventeur du télégraphe optique, qui a même donné une traduction en français du passage concerné. (5)
Dans notre essai d'archéologie de la transmission sonore, nous nous intéresserons à deux ouvrages moins commentés de Kircher, la Musurgia universalis (1650) (6) et la Phonurgia Nova (1673) (7).
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"Le son est le singe de la lumière"
Après une première subordination humaniste aux sources de l'Antiquité, au cours des dernières décennies du 16ème siècle, la révolution scientifique du 17ème siècle a opéré un tournant radical et s'est préoccupée de questions qui avaient été négligées, telles que la redécouverte de la section conique et l’étude des miroirs ardents d'Archimède. L'étude du son est passée d’une approche basée sur la notion aristotélicienne de mouvement à une approche géométrique, inspirée de l'étude des rayons lumineux. Cette approche géométrique a été initié par le Vénitien Ausonio, suivi par le napolitain Giambatista Della Porta, auteur des Magiae naturalis, (Naples, 1589), par Giuseppe Biancani, auteur d’un Sphaera mundi, (Bologne, 1635), par Mario Bettini, qui dans son traité Apiaria universae philosophiae mathematicae.(1642) développe une théorie de l'écho et propose un porte-voix elliptique pour focaliser en un point le son transmis à distance. Kircher développe cette théorie et affirme dans son la seconde édition de son Ars lucis et umbrae (1671) que "le son est le singe de la lumière" ("simia lucis sonus"), idée force qu'il reprendra en titre de chapitre dans la Phonurgia nova (1673) : "sonus lucis simia est".
Dans la Musurgia universalis, qui est avant tout un traité sur la musique, ouvrage monumental de 1200 pages, Kircher hérite de ces travaux mais les développe, comme il l'avait fait pour la lumière dans son Ars Magnae lucis et umbrae en mêlant considérations physiologiques, comparaison des styles musicaux, description des instruments de musique, citation des Anciens, raisonnements logiques et expérimentations. La secondie partie de la Musurgia livre est consacrée à l'acoustique et comprend de nombreux éléments qui seront repris ou développés dans la Phonurgia. Une des constantes de sa pensée est qu'il y a une grande parenté entre lumière et sons et qu'il faut traiter l'analyse de ceux-ci avec les mêmes principes géométriques. Ainsi l'écho peut-il être analysé de la même manière que la réverbération.
Kircher aborde le problème de la nature du son, .défini comme un phénomène sensible, perceptible à l'écoute : c’est un mouvement de corps, qui sont en contact entre eux au moyen d'une masse d'air interposé parmi eux. Pour le Jésuite, donc, le mouvement des corps constitue le présupposé fondamental de chaque manifestation acoustique. La définition du son de Kircher est basée sur Aristote et Boece. Aristote a défini le son comme "un déterminé mouvement de deux corps, qui se brisent l'un contre le autre » (Musurgia Universalis); Boece, de même, croyait que le son était un mouvement, qui a éclaté l'air et ensuite atteint l'oreille.
Pour Kircher, cependant, le son n’était pas simplement un phénomène physique, comme pour ces deux auteurs , mais aussi quelque chose qui était profondément lié à la nature humaine. La conception du son de Kircher n’était pas encore influencée par la théorie moderne des oscillations, qui a été formulée plus tard grâce aux recherches de Galilée et de Newton, mais prend déjà en considération la relation profonde entre le nombre des oscillations (fréquence) et la hauteur du son.
Dans les deux livres, Kircher développe également l'idée que l'art de la production de sons peut être utilisé efficacement à des fins thérapeutiques. Selon lui la tarantolati, cas remarquable de genre de folie, pourrait être guérie grâce à l'exécution de types particuliers de mélodies et de rythmes.(Kircher composera lui-même des tarentelles, rendues accessibles par les interprétations de Christina Pluhar et de son groupe L'Arpeggiata). Kircher s'intéresse également aux aspects combinatoires de la composition musicale, et peut à se titre être considéré comme un des précurseurs de formes esthétiques de la fin du 19ème siècle et du 20ème.
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Considérations d'acoustique théorique et appliquée
Outre les considérations sur la musique, Kircher développe une acoustique à la fois théorique et pratique. Dans la Musurgia Universalis comme dans la Phonurgia Nova, Kircher s'intéresse au phénomène de l'écho. Selon lui, les ondes sonores après avoir atteint certains obstacles (obiecta phonocamptica),se sont propagés dans l'air ou dans l'eau et en produisant une réverbération. Il traite de son qui se propage dans les porte-voix (tuba), dont il présente différents modèles, dès la Musurgia universalis. Mais, comme le remarque F. Baskevitch, les considérations de Kircher sur l'écho sont très théoriques : "Il décrit longuement, avec de nombreuses illustrations, des phénomènes d’écho naturels soigneusement recensés dans différents pays, mais il est incapable d’énoncer clairement les conditions qui permettraient la réalisation d’un écho artificiel. A partir de son hypothèse construite sur une comparaison supposée parfaite, et non sur des observations rigoureuses, le raisonnement déductif l’emporte et ignore les nombreuses constatations faites auparavant par d’autres savants que Kircher ne cite jamais (sauf Mersenne ici ou là), et notamment par Francis Bacon, que tous les savants européens avaient lu."
Ayant eu l'occasion de visiter en Sicile la grotte dite "oreille de Denys", qui permettait au tyran de Syracuse d'écouter les conversations de ses prisonniers, il médite sur les dispositions d'écoute secrète à des fins de surveillance mais aussi de communication à distance. Il s'intéresse aux effets acoustiques de l'architecture, dans les théâtres de Vitruve ou à la Villa Simonetta Enfin, Kircher décrit avec précision des dispositifs étonnants et des machines, qu'il avait lui-même souvent inventé, afin étonner et émerveiller les visiteurs de son Musée, dont la Reine Christine de Suède : statues parlantes, canaux dans lesquels des sons et des bruits sont diffusés, instruments de musique avec des mécanismes internes qui génèrent des harmonies inattendues, jouant par elles-mêmes en fonction de la direction du vent (harpes éoliennes).
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La Phonurgia nova (1673), réponse à Samuel Morland
Le titre du livre de Kircher contient le néologisme "Phonurgia", pourrait se traduire par "Nouveau traité sur les modalités de production du son". Ce traité a été écrit dans le cadre de la polémique de Kircher avec son contemporain, le savant et physicien Samuel Morland. Celui-ci avait revendiqué en 1671, dans An account of the speaking trumpet, la responsabilité de l'invention du tuba stentorophonica, une «trompette au son puissant»:, un premier modèle de porte-voix qui avait suscité un grand intérêt parmi les scientifiques contemporains, en raison de son importante puissance d'émission. (Voir ci-après le chapitre 5 : La trompette parlante de Samuel Morland)
Visiblement ulcéré par la prétention du diplomate-savant britannique, Kircher s'est empressé de répondre à une brochure de 16 pages par un traité qui en compte 280 pour revendiquer la priorité du traitement de ce sujet stratégique. Il avance comme preuve de cette antériorité ce qu'il avait déjà écrit dans la Musurgia Universalis (1650), vingt ans auparavant, dans lequel, prétend Kircher, le porte-voix (tuba) avait été déjà décrit. Outre l'intention polémique, Kircher souhaitait, avec la Phonurgia Nova, enrichir et élargir la connaissances déjà existantes dans le domaine de la musique et de l'acoustique. Le fait que Kircher ait pu répondre aussi rapidement et massivement à Morland s'explique par le fait que la Phonurgia reprend beaucoup d'idées et de graphiques à la Musurgia. Seule une étude approfondie par des spécialistes pourrait mettre en évidence les évolutions de la pensée de Kircher entre ces deux ouvrages.
Notons aussi que peu avant la publication de Morland, et trois avant la publication de la Phonurgia nova, le savant Jésuite Honoré Fabri (1607-1688), ami de Gassendi et correspondant de Mersenne, surtout connu pour ses travaux relatif à la circulation sanguine, avait publié en 1670 un traité Physica id est Scientia Rerum Corporearum, dont le deuxième volume traite du son et des porte-voix cylindriques et coniques.
Exemples d'illustrations de la section relative à l'analyse acoustique des cors (Musurgia Universalis et Phonurgia Nova)
(1) G. di SEPI, Romani Colleghi Societatis Iesu Museum celeberrimum, Amsterdam, 1678, cité in MANNONI, L., Le grand art de la lumière et de l'ombre: archéologie du cinéma, Nathan, 1995
(2) Voir notamment Giunia TOTARO, L’autobiographie d’Athanasius Kircher, Peter Lang, Bern, 2009. La littérature en anglais et en italien sur la vie et l'oeuvre de Kircher est abondante. En français, le livre le plus accessible, quoi que contesté par les spécialistes sur certains points, est GODWIN, J., Athanasius Kircher. Le théâtre du monde, Imprimerie nationale, 2009, qui est une traduction de Athanasius Kircher's Theatre of the World: The Life and Work of the Last Man to Search for Universal Knowledge, Thames & Hudson, 2009.
(3) DESCARTES, Œuvres. Supplément. Index général, publiées par Charles Adam et Paul Tannery. Vrin, pp.15-16.
(4) Voir en particulier le chapitre à lui consacré dans MANNONI, L., op.cit., pp. 29-39.
Le fait que Kircher soit le premier inventeur de la lanterne magique a été contesté, dès 1906 par Alfred FRANLIN, Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés dans Paris depuis le treizième siècle, H. Welter, 1906 (Article « Lanterne magique, page 421). Richard Balzer ne mentionne pas Kircher dans son histoire des Peepshows et crédite Leone Battista Alberti et Giovanni Batista della Porta comme les pionniers de la camera oscura. BALZER, R., Peepshows. A Visual History, Harry N. Abrams Publisher, 1998.
Voir également
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GOSSER, H. M., "Kircher and the Lanterna Magica – A Reexamination", SMPTE Journal, Volume 90, Issue 10, Oct.1981, pp.972-978 ;
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CHEVALLEY C., “L’Ars Magna Lucis et Umbrae d'Athanase Kircher. Néoplatonisme, hermétisme et « nouvelle philosophie »”, Baroque, 12/1987,
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ZIELINSKI, S., Deep Time of the Media: Toward an Archaeology of Hearing and Seeing by Technical Means (Electronic Culture: History, Theory, and Practice) MIT Press, 2006 ;
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FLETSCHER, J.E., A Study of the Life and Works of Athanasius Kircher, « Germanus Incredibilis », Brill, Leiden, 2011, p.145. ; LIBRAL, F., "Optique, perspective et rhétorique religieuse. « Indivision des savoirs » et reconfiguration d’une alliance séculaire (1600-1666)", Littérature, 67/2013, pp.69-90.
(5) CHAPPE L'AINE, Histoire de la télégraphie, Ch. Richelet, 1840, pp. 218-225.
(6) KIRCHER A., Musurgia universalis sive ars magna consoni et dissoni, 1650, Tome 1, Tome 2.
Une traduction partielle en anglais est proposée par l'Owa University, mais elle ne concerne que la partie relative aux instruments de musique. La seule monographie consacrée à la Musurgia universalis, PANGRAZI, T., La Musurgia Universalis di Athanasius Kircher. Cntenuti, fonti, terminologia, Leo S. Olschhki, 2009, traite essentiellement de la théorie de la musique et n'aborde pas la partie proprement acoustique de l'ouvrage.
Le frontispice allégorique de la Phonurgia nova.
(7) KIRCHER A., Phonurgia nova, sive conjugium mechanico-physicum artis & natvrae paranympha phonosophia concinnatum, Rudolph Dreherr, 1674. Disponible en version numérisée sur Gallica. Monoskop, Google Books, Archive.org
L'ouvrage, en latin, étant d'un accès difficile, nous suivons ici la présentation qui en a été faite par différents auteurs :
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PISANO, G., Une archéologie du cinéma sonore, Presses du Septentrion, 2007.pp.30-38.
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TRONCHIN, L., DURVILLI, I., TARABUSI, V., "The marvellous sound world in the 'Phonurgia Nova' of Athanasius Kircher", The Journal of the Acoustical Society of America, June 2008, 123(5):3606.
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BASKEVITCH, F., Les représentations de la propagation du son, d’Aristote à l’Encyclopédie, Université de Nantes, 2008.
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TRONCHIN, L. "Athanasius Kircher's Phonurgia Nova : The Marvelous World of Sound during the 17th Century", Acoustics Today, January 2009.
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GOZZA P, Imago vocis: storia di Eco Mimesis, 2010, 67–92.
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Phonurgia Nova dans, GOODWIN, op.cit, pp.157-178
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BRIATORE, S. "Suono e Spettacolo. Athanasius Kircher, un percorso nelle Immagini sonore"., California Italian Studies, 2016 -
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BRIATORE, S., "Spettacolo e Sonoro per immagini. La spettacolorita della Phonurgia Nova di A. Kircher, Dell ottica al'acustica. Dello sguardo allo suono", Scienze e Ricerche, n.23. Febbraio 2016.
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BRIATORE S., Rifrazione sonore, Percorsi sonore nello spetacolo del Seicento, Tesis di Dottorato, Universita Sapienza di Roma, 2017.
Une tarantelle composée par Athanasius Kircher et interprétée par l'Arpeggiata, le gorupe musical de Christina Pluhar. Source : Varrah1 / Youtube
L'oreille de Denys, tyran de Syracuse, qui lui permettait d'écouter les conversations de ses prisonniers enfermés dans une grotte. (Phonurgia Nova)
Analyse géométrique de la réfraction du son (Musurgia universalis et Phonurgia Nova)
Analyse des effets d'écho heptatonique produits par l'architecture
Analyse de l'acoustique des théâtres de Vitruve (Musurgia universalis et Phonurgia Nova)
La Villa Simonetta, à Milan, célèbre pour son acoustique (Phonurgia Nova)
Dispositif architectural permettant d'écouter secrètement les conversations (Musurgia universalis)
Idem, dans la Phonurgia Nova
Importance des plafonds elliptiques pour l'acoustique d'une pièce
Système d'interphone tubulaire pour la communication entre deux immeubles. Kircher affirme que l'invention est utile pour parler en secret et éviter de laisser échapper des informations potentiellement précieuses pour les espions. Deux princes peuvent parler à distance si l'on prévoit qu’entre les deux les salles s'étend un espace de cent pieds, dans lequel une ellipse acoustique est créée de sorte que les deux foyers coïncident avec les fenêtres des chambres. La difficulté d'installer une structure elliptique parfaite (A) conduit Kircher à conseiller une structure conique (H) ou une structure conchoïdale (K).
Tuyau de communication avec mouvements elliptiques des sons (Musurgia universalis et Phonurgia Nova).
Cor hélocoïdal (Phonurgian Nova)
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L'amplification des sons et la communication à distance avec porte-voix
Kircher, dès la Musurgia universalis présente différents types d'instruments de musique et de porte-voix permettant la communication à distance dont il analyse les caractéristiques techniques en termes de puissance sonore, de capacité de propagation et d'intelligibilité du message. Comme le remarque G. Pisano, il s'interroge aussi sur les possibilités d'amplifier les sons, une question qui va être centrale dans les travaux sur le développement du téléphone, de la T.S.F. et du cinéma parlant. Selon ses analyses, ce sont les tuyaux hélicoïdaux qui permettent le mieux l'amplification du son.
C'est dans le chapitre I de la Section 6 du 1er livre de la Phonurgia Nova que Kircher développe ses vues sur le porte-voix. C'est dans ce chapitre qu'il clame sa priorité sur Morland, sans le nommer :
Il considère que des instruments de communication à distance existaient déjà dans l'antiquité. Il cite l'exemple des oracles de Delphes, dont il a reproduit le dispositif dans son Musée du Collegio Romano (8).
Kircher évoque ensuite les expériences avec des porte-voix qu'il a menées (probablement dans les années 1640) à Menterolla, dans le Latium, où il a fait restauré une chapelle dédiée à Saint-Eustache sur le sommet d'une colline. Il a constaté que sa voix pouvait être entendue à une distance de 6 kilomètres.
Je considérai adéquat de faire remarquer cela au lecteur, de crainte qu'il fût persuadé qu'il s'agissait d'une nouvelle invention d'aujourd'hui, apportée d'Angleterre, tandis qu'elle était souvent montrée au Collège romain il y a de cela environ 24 ans, comme de nombreuses personnes vivantes peuvent en témoigner, à la fois nos Pères ou des étrangers, qui ont fait honneur par leur visite à mon musée d'objets rares. (Traduction Godwin/Moysan)
Expérience de Kircher à Mentorella avec un porte-voix, à parir de la colline Saint-Eustache. (Phonurgia Nova).
Kircher présente ensuite les différents types de porte-voix existants ou théoriques : cylindrique, prismatique pentagonal, conique (le plus fréquent), sphérique, elliptique, conchoidal.
(8) Le dispositif est décrit par un proche de Kircher, G. de Sepi, dans Romanii collegii musaeum, 60–61
"Kircher dans le laboratoire de sa chambre à coucher avait un tube arrangé de manière à ce que les prtiers, à l'entrée n'aient pas à faire l'effort d'aller dans son appartement éloigné, mais puisse rester à la porte d'entrée, donnant sur le jardin. En l'appelant avec la voix habituelle, ils pouvaient l'avertir en fonction de l'intérêt de la situation. Il entendait leurs paroles comme s'ils étaient en personne dans la pièce. Avec la même méthode il leur donnait la réponse à travers ledit tube. Rien ne pouvait être dit à voix haute dans le
jardin, qu'il ne puisse l'entendre dans sa chambre. Il était capable d'expliquer ce qu'il voulait, même à des endroits très éloignés, au moyen du tube, Il a ensuite transféré ce tube au Musée et l'a inséré dans une statue avec un art tel que celle-ci respirait presque la bouche ouverte et bougeait les yeux, ici et là et semblait parler. A cette statue, il a donné le nom d'oracle de Delphes. En fait, c'est par de tels tubes, insérés avec une ingénieuse tromperie dans la bouche des idoles, que les anciens prêtres des Egyptiens et des Grecs trompaient ceux qui ont consultaient l'oracle Ils sollicitaient ensuite de riches offrandes des superstitieux et des âmes simples, qui, avertis par une voix divine, faisaient ce qui était ordonné, au grand avantage des prêtres. C'est pour démasquer cette tromperie que Kircher construisit une statue similaire, dans la position et dans laforme
que j'ai décrites. Ce tube arrivait à trente pieds de la statue. Sempronius avec l'oreille appliquée à l'opposé de l'embouchure du tube, se rapprochait de la bouche et répondait à ce qu'il avait entendu, dans n'importe quelle langue. Cela étonnait tellement les spectateurs, qu'ils attribuaient cela à je ne sais quelle magie, car cela dépasse la compréhension humaine : en effet les mots venant de la bouche de la statue étaient entendus, mais, ne sachant pas d'où ils provenaient, les visiteurs avaient s'inquiétaient de savoir si quelqu'un parlait secrètement derrière la statue mais ne pouvait se libérer de ce sinistre soupçon tant que l'artifice leur était pas révélé. Cette machine parlante est décrite dans la Phonurgia, une œuvre récemment publiée. Grâce à ce tube avec lequel les curieux peuvent se parler mutuellement et à une grande distance, on tient la preuve d'une invention que certains s’attribuent faussement à eux-mêmes. Avec tous les arguments et les témoignages multiples d'hommes cultivés cité dans ladite Phonurgia ceux-là peuvent déclarés menteurs concernant leurs revendications d'invention" (Traduction A.L. d'après la traduction italienne de Briatori)
Kircher avait déjà évoque des statues parlantes égyptiennes dans son Oedipus Aegyptiacus (vol.III, 1654, p. 488). Il évoquait des procédés artificiels, sans citer le porte-voix. Notons qu'à la même époque le savant anglais John Wilkins (connu pour The discovery of a world in the moone. Or a discovrse tending to prove that’tis probable there may be another habitable World in that Planet (1638), avait également construit une statue parlante, utilisant un tube qui lui arrivait dans la bouche. ". He had also contrivd an hollow Statue which gave a Voice, &:utterd words, by a long &:conceald pipe which went to its mouth, whilst one spake thro it, at a good distance, ." (John Evelyn, 13 July 1654, The Diary of John Evelyn E.D. De Beer, London, 1959 cité in VICKERS, I.R., The influence of the new sciences on Daniel Defoe’s habit of mind and literary method. PhD thesis The Open University, 1988)
Selon Kircher, l'instrument le plus ancien de communication sonore à distance est le cor d'Alexandre le Grand, dont il a retrouvé mention dans un texte apocryphe, attribué à Aristote, Secreta Aristotelis ad Alexandrum Magnum (9). Il l'avait déjà mentionné dans l'Ars magna lucis et umbrae et dans la Musurgia universalis. Ce cor, d'un diamètre de 5 coudes (2,4 mètres) devait être soutenu par trois perches. Il permettait à Alexandre de rappeler ses soldats à une distance de 100 stades (18 kilomètres). Théorisant sur cet instrument, il avance l'hypothèse qu'une variante en spirale de l'instrument permettrait de doubler la puissance de l'instrument et de lui donner une portée de 20 kilomètres.
(9) Le Secretum Secretorum, supposée lettre Aristote à Alexandre, est un texte apocryphe , probablement rédigé au 9ème siècle et d'origine arabe, qui a beaucoup circulé dans l'Europe médiévale. Voir LOREE D., Édition commentée du Secret des Secrets du Pseudo-Aristote. Littératures. Université Rennes 2, 2012. Dès 1683, un bibliographe allemand, Morhof réfute la lecture que donne Kircher de ce texte à propos du cor d'Alexandre le Grand
Cor d'Alexandre le Grand et variante proposée en spirale (Phonurgia nova
Dans l'Ars Magna Lucis et Umbrae (1645, 1671)
Dans la Phonurgia Nova
Dans le chapitre V de la Section 6 du Livre I de la Phonurgia Nova explique comment deux interlocuteurs peuvent se parler à distance et décrit les expériences menées à Mentorella avec un porte-voix cylindrique "intelligement construit" de 15 palmes de longueurs. Il put se faire entendre à des distances de 3 à 7 km par pas moins de 2500 personnes, qui répondirent à son appel.
Kircher souligne le potentiel stratégique du porte-voix dans la guerre contre les Turcs dès lors qu'il serait utilisé avec des codes cryptés et recommande de construire un réseau de tours, équipée de porte-voix à longue portée, sur les côtes siciliennes pour protéger l'île des attaques des Turcs et des pirates. Comme l'explique une des illustrations, le recours à une paroi assurant la réverbération du son permet même aux deux interlocuteurs de se parler à distance sans se voir.
Expériences menées à Mentorella avec un porte-voix conique (Phonurgia Nova)
Carte de la Sicile. Kircher pensait qu'il fallait l'équiper d'un réseau côtier de porte-voix pour avertir les villes voisines des attaques des Turcs et des pirates.
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Autres propositions pratiques et de divertissement
Dans les chapitres suivant Kircher passe en revue les différents types de cornets acoustiques connus et leur propose des améliorations d'embouchure, de formes, etc. Il imagine ensuite différents dispositifs et appareils pouvant servir aux divertissement des princes : un dispositif de captation de concert musical, permettant la diffusion de celui-ci vers un autre lieu, à une distance de trois ou quatre kilomètres. Il imagine aussi des harpes éoliennes, dans lesquelles une table harmonique vibre sous l'emprise du vent. Il propose aussi des appareils de de communication privées, qui pourraient permettre des communications entre des personnes séparées d'au moins 30 mètres. Sa préférence va pour les tubes elliptiques, mais si ceux-ci sont trop difficile à construire, des tubes coniques ou en spirale feront l'affaire.
Captation et diffusion d'un concert musical (Phonurgia Nova)
IHarpe éolienne avec table de corde (HGKI) (Phonurgia Nova)
Harpe éolienne permettant de traduire le souffle du vent en musique en recourant à une table harmonique (Phonurgia Nova)
Dans le chapitre XI du Livre I de la Phonurgia Nova, Kircher propose différents dispositifs ou instruments de son invention relatif à la production ou à la diffusion des sons. Nous n'en retenons ici que quelques uns.
Système de captation et de diffusion de sons interne à un immeuble (Phonurgia Nova)
Porte-voix elliptique , en spirale et tordu pour la communication bilatérale (dans la Musurgia universalis à gauche et dans la Phonurgia Nova à droite
Parmi toutes les machines proposées par Kircher, se trouve la description d'une étrange et curieuse invention, la statue parlante, dont il est déjà question chez l'alchimiste Albert le Grand et chez Gianbattista Della Porta. Kircher rappelle qu'il a lui-même déjà démontre dans un de ses principaux ouvrages Oedipus Aegyptiacus, (dans lequel il prétendait avoir déchiffré les hiéroglyphes) que les Egyptiens construisaient des statues parlantes. La réalité de telles statues faisait évidemment l'objet de scepticisme et de critiques. Dans la Musurgia universalis et dans la Phonurgia nova, Kircher n'entend pas discuter la réalité historique de telles statues, mais propose une méthode de construction permettant de faire parler et même chanter les statues, de répondre à des questions et d'imiter les cris des animaux. Le système repose, une fois encore, sur l'utilisation d'un porte-voix en spirale, qui permet la captation des bruits et discussions d'une place publique, les aboiements d'un chien ou le souffle du vent. Il faut évidemment que le tube en spirale, qui arrive à la bouche de la statue, soit disposé avec le plus grand soin afin de ne pas être vu du public.
Dispositifs de statue parlante
Musurgia universalis
Phonurgia Nova
Parmi les témoins que Kircher cite dans sa Phonurgia Nova pour attester de sa priorité sur Morland figure le R.P. Gaspar Schott (1608-1666), qui est un des disciples et amis. Schott, lui-même auteur de nombreux ouvrages dont une Magiae universalis naturae et artis en 4 volumes, publié en 1657-1659 et rééditée en 1677. Le volume 2 est consacré à l'acoustique. On y retrouve des thèmes communs avec ceux de la Musurgia universalis (analyse de l'écho, considérations sur la forme dees porte-voix, la tarantelle, etc.) mais aussi quelques propositions originales, notamment en ce qui concerne des instruments de musique hydrauliques. Certaines planches sont directement empruntées à la Musurgia universalis, mais d'autres sont originales.
(10) SCHOTT;, G., Magiae universalis naturae et artis (1657).
Recension détaillée : MERCIER DE SAINT-LEGER B., Notice raisonnée des ouvrages de Gaspar Schott, jésuite, contenant des observations curieuses sur la physique expérimentale, l'histoire naturelle et les arts, Lagrange, Paris, 1785.; Recension de cette Notice raisonnée in L'Année littéraire, 1785, pp. 327-339. Autre recension in Journal de physique, de chimie, d'histoire naturelle ... v.26, 1785, p.2"0 et s.
Illustrations du volume II, "Acustica" de la Magiae universalis naturae et artis (1657) de Gaspar Schott. En haut : Fig. II : cor d'Alexandre le Grand ; fig.III : tube cylindrique pour la communication dans un immeuble. A gauche : fig. VII : utilisation d'un porte-voix avec effet d'écho ; fig. II, III : porte-voix cylindrique ; fig. 5 : porte-voix torsadé.
Quatre ans après la mort de Kircher, en 1684, paraît à Nördlingen, en Bavière, sous le titre Neue Hall und Thon Kunst une traduction en allemand de la Phonurgia Nova, signée Agatho Carione, qui est le pseudonyme de Tobias Nislen. L"iconographie est retravaillée, certaines illustrations étant copiées sans grand talent, d'autres par sont mieux travaillées.(11)
(11) KIRCHER A., Neue Hall- und Thon-Kunst, Oder Mechanische Gehaim-Verbindung der Kunst und Natur, durch Stimme und Hall-Wissenschafft gestifftet, Schultes, Nördlingen, 1684
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Un imaginatif qui ne fut pas toujours pris au sérieux par ses contemporains
La réception et l'impact de l'oeuvre de Kircher en matière d'acoustique demanderait une étude en soi. Dès son époque le sérieux et la crédibilité de Kircher étaient mis en cause. Ainsi Evangelista Torricelli écrivit à son maître Galilée pour lui raconter le fou rire éprouvé à la lecture du Magnes, sive de arte magnetica, un des premiers ouvrages du savant jésuite.(12). En ce qui concerne sa contribution à l'acoustique, l'influence de Kircher est ambivalente.
Souvent citée durant le 17ème et le 18ème siècle, sa contribution à l'acoustique ne s'est pas inscrite dans la tradition scientifique (13). Dès 1683 le bibliographe allemand Morhof retrouve le Secreta Aristotelis ad Alexandrum Magnum et réfute la lecture qu'en avait fait Kircher à propos du cor d'Alexandre le Grand. En 1867, l'astronome Rodolphe Radau, dans son traité L'Acoustique: ou les phénomènes du son, lui donne le coup de pied de l'âne en affirmant que Kircher n'a pas parlé de porte-voix dans ses écrits antérieurs à la Phonurgia Nova et accorde donc la priorité à Morland. Mais il reprend à Kircher les thèmes de l'oracle de Delphes, de l'oreille de Denys de Syracuse et de la statue parlante. (14) En 1878, Th. du Moncel ne le site pas dans le coup d'oeil historique qui ouvre Le téléphone, le microphone et le phonographe mais lorsqu'il écrit que les moyens de communication dont disposait les Grecs "ont été mis quelque fois en oeuvre dans les oracles du paganisme", il n'est pas interdit d'y voir une résurgence des théories de Kircher sur les impostures des statues parlantes.
Les traités d'acoustique des 20ème et 21ème siècles ne mentionnent évidemment pas la Phonurgia Nova. Du point de vue de l'archéologie de l'audiovisuel, Kircher est cependant un auteur incontournable. Ses publications, mais aussi ce que l'on sait de ses démonstrations ludiques, de ses conceptions sur l'utilisation des technologies aux fins de la propagande religieuse, ne peuvent que retenir l'attention. Les préoccupations de Kircher sont celles de son temps, et nous indiquent que la recherche sur le son, la lumière et les dispositifs permettant de les maîtriser sont déjà orientées vers la propagande, la pédagogie, le divertissement, mais aussi la surveillance par le pouvoir et la communication militaire. En cela, l'oeuvre de Kircher, pour baroque qu'elle soit et encore empreinte de l'esprit de "magie naturelle", est déjà celle d'un moderne.
Si l'oeuvre de Kircher a été éclipsée par les développements scientifiques elle marque cependant encore profondément les recherches du 18ème siècle, où elle est connue et souvent citée. En particulier, les propositions de Kircher sur les porte-voix et leurs caractéristiques optimales seront discutées jusqu'à la fin du XVIIIème siècle par les fondateurs allemands de l'acoustique moderne (P.H. Lambert, Hüth, Chladni) et c'est dans le contexte de ces discussions qu'apparaîtra le mot téléphone.
(12) GALILEE, Opere complete, Barbera, t.XVIII, p.323
(13) En 1737, Jean Banières reprend l'expression de Kircher "Le son est le singe de la lumière" et ses analyses géométriques du porte-voix pour réfuter la théorie de la lumière de Descartes. (BARIERES J.,, Traité phisique, de la lumiere et des couleurs, du son et des différens tons, chez la veuve Mazieres & J. B. Garnier, 1737, p.35. Recension in Journal des sçavans, 1738, p.212
Sur l'influence des théories acoustiques de Kircher au 18ème siècle, voir, notamment, MARIAE, A, Philosophia Sensuum Mechanica, T.I., Brescia,1735, p. 218. ; GORDON A., Philosophia utilis et jucunda tribus tomis comprehensa, Ratisbonne, 1745, p.201 et s., Memoires pour L'Histoire des Sciences et des Beaux Arts, vol.1 Trévoux, 1751, p.1030 et s. ; MANGOLD M., Philosophia recentior praelectionibus publicis accomodata a patre Maximo Mangold e societate Jesu, 1764, pp.48-49. ; CHALRET, Élémens d'arithmétique, de géométrie et d'algèbre, De l'Imp. de V. Teulieres, Montauban 3ème édition, 1787, pp.401-402.. Les théories de Kircher sur la tarentule seront contestées au 18ème siècle par l'Abbé Nollet puis par Valmont de Bomarre, Joseph Valla,...
(14) RADAU, R., L'Acoustique: ou les phénomènes du son, Hachette, 1867, pp.71-95
Le regain d'intérêt à la fin du 20ème siècle pour les travaux de Kircher a conduit l'écrivain Jean-Marie Blas de Roblès a érire un roman historique, Là où les tigres sont chez eux, (Zulma, 2008) dont le savant jésuite est le héros. L'ouvrage a fit sourcilier les spécialistes mais peut-être une introduction plaisante à la vie et l'oeuvre de ce personnage curieux, qu'André Breton inscrira sur le tard dans le Panthéon surréaliste.