Le mythe du miroir magique
Lorsqu’à la fin des années 1920 la télévision a commencé à devenir une réalité technologique, Berthold Laufer, conservateur de la section d’anthropologie du Musée d’histoire naturelle de Chicago, publia un article « The Prehistory of Television » qui réunissait quelques exemples tirés de contes et récits anciens décrivant des dispositifs optiques magiques (coupes, miroirs, télescopes) permettant de voir à distance [1]. Laufer, qui avait publié un ouvrage sur le rêve de voler comme anticipation de l’aviation, voulait ainsi illustrer, dans une perspective humaniste, la contribution du rêve, de la littérature à l’élaboration de technologies nouvelles. Les quelques exemples qu’il citait (extraits du Livre des Rois, des Mille et une nuits, des Histoires véritables de Lucien de Samosate, …) ne constituaient que des premiers repères. D’autres chercheurs après lui, en particulier Jurgis Baltrusaitis dans son ouvrage aujourd’hui classique Le miroir [2], devaient compléter une collecte qui reste à systématiser en tenant compte des progrès de la philologie, des études historiques et de l’accessibilité numérique.[3] L’importance du corpus inflige un cinglant démenti à l’affirmation de Friedrich Kittler, le fondateur allemand des Medienwissenschaften, qui dans ses Cours berlinois affirmait de manière abrupte que « avant qu’elle ne soit mise au point, la télévision, contrairement au film, ne pouvait même pas être rêvée [4] ».
Le thème littéraire du miroir magique est ancien et découle des pratiques de catoptromancie, c’est-à-dire de la divination d'après les figures apparaissant dans un miroir, identifiables aussi bien dans l’Egypte ancienne, la Rome antique, la tradition taoïste, les cultures magiques arabes et africaines, ainsi que dans les traditions ésotériques européennes, au Moyen-Âge et à la Renaissance. Les fonctions du miroir magique sont diverses : il est supposé aider à l’introspection, à l’autoscopie déformée, à la divination, à la vision rétrospective ou prospective, à l’évaluation amoureuse des personnes, à la vision à distance, à la surveillance aussi, des personnes aimées ou des ennemis, …
Une des histoires fondatrices du mythe, celle du pharaon Nectanébus est rapportée par le Pseudo-Callisthène dans le Roman d’Alexandre, au IIe ou IIIe siècle apr. J.-C. Nectanébus pratique la lécanomancie, technique de divination par le moyen de l'eau ou de l'huile dans un plat. : ayant vu, dans le reflet d’un bassin d’eau, les armées perses se rapprocher, le pharaon comprend sa défaite prochaine et se réfugie en Macédoine, où il séduit Olympia, la femme de Philippe de Macédoine. Il devient ainsi le père d’Alexandre le Grand[5]. Cette histoire de roi magicien a curieusement échappé à James Frazer et à Marcel Mauss, bien qu’elle eût été largement diffusée au Moyen Âge et jusqu’à la Renaissance par de nombreuses traductions[6]. Une des versions les plus intéressantes pour notre propos est celle qu’en donna un traducteur anglo-normand, travaillant à la cour des Plantagenet, Thomas de Kent, Le Roman de toute chevalerie. C’est en effet dans ce texte que l’on trouve les premières occurrences en français des mots imagination et simulation et le mot artimage qui anticipe l’apparition plus tardive dans notre langue du mot magie[7].
Durant le Moyen Âge et la Renaissance, les rapports entre les dispositifs et appareils optiques et la magie sont complexes. L’Église se méfie de ceux que le philosophe Jean de Salisbury appellera, dans son Polycraticus (1159), les speculari, les magiciens qui « pratiquant la divination dans des objets polis et luisants, tels que les épées resplendissantes, les bassins et les coupes, les miroirs de toute espèce, répondent aux questions des gens curieux ». [8] La bulle Super illius specula (1326 ou 1327), édictée par le Pape Jean XII, décrète pour la première fois que certaines pratiques magiques (fabrication d'images, d'anneaux, de vases ou de miroirs) dérivent directement de l'invocation des démons. Les personnes qui se livrent à de telles pratiques, lorsqu’elles ont pour objet de contraindre les démons, sont susceptibles des peines réservées aux hérétiques[9] . La croyance dans des dispositifs optiques surnaturels, mis à disposition des souverains par des alchimistes pour leur permettre de voir les ennemis à distance ou de voir l’avenir, se développe au XVIe siècle (bouclier poli offert par le philosophe Mercure à Louis XII, miroir magique montré par John Dee à la reine Elisabeth, miroir de Pythagore utilisé par François Ier) et trouve son apogée au début du XVIIe siècle avec les accusations portées contre le Père jésuite Cotton, soupçonné d’avoir conseillé Henri IV en recourant à un « miroir constellé ».
Ce texte est extrait de LANGE A., "Maîtrise de la distance, ubiquité et jeux avec le cadre. L’héritage du mythe du miroir magique à l’ère numérique" in ALMIRON M., BAZOU S., PISANO G.(dir.), Magie numérique. Les Arts trompeurs. Machines. Magie. Médias, Presses universitaires du Septentrion, 2020
Pour l'iconographie d'accompagnement de cet article, voir ici la présentation Prezi.
[1] LAUFER, B. "The Prehistory of Television", Scientific Monthly, November 1928, p.455-459
[2] BALTUŠAITIS J., Le miroir. Essai sur une légende scientifique. Révélations, science-fiction et fallacies, Elmayan / Le Seuil, Paris, 1978.
[3] LEDOS J.-J., "L'imaginaire et la vision à distance", Culture technique, n°24, Paris, février 1992 ; LANGE, A., "Le miroir magique. La vision à distance par le biais de l’électricité à la fin du XIXe siècle et l’historiographie des origines de la télévision" in "Télévision et histoire", Recherches en communication, n°14, Université catholique de Louvain, Louvain, 2000. ; MAILLET A., « Un oubli de l’histoire du regard. Devant le miroir divinatoire, puissance magique de la forme circulaire », in BARTHOLEYNS G., Politiques visuelles, Les Presses du réel, 2016, pp. 197-218 ; LANGE, A., Le mythe du miroir magique, en préparation.
[4] KITTLER, F., Médias optiques. Cours berlinois 1999, Traduit sous la direction d’Audrey Rieber, L’Harmattan, Paris, 2015, p.238.
[5] PSEUDO CALLISTHENE, Le Roman d'Alexandre, traduit et commenté par Gilles Bounoure et Blandine Serret, "Les Belles lettres », Paris, 1992.
[6] La littérature scientifique sur le Roman d’Alexandre est abondante. Voir GAULLIER-BOUGASSAS, Catherine (dir.), La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (Xe-XVIe siècle), 3 volumes, Brepols, Turnhout, 2014
[7] Thomas de KENT, Le Roman d’Alexandre ou le Roman de toute chevalerie. Traduction, présentation et notes de Catherine Gaullier-Bougassas et Laurence Harf-Lancner, avec le texte édité par Brian Foster et Ian Short, Honoré Champion, Paris, 2003.
[8] Cité in DELATTE A., La catoptromancie grecque et ses dérivés, Vaillant-Carmanne, Liège, 1931, p. 15.
[9] BOUREAU A., Satan hérétique. Naissance de la démonologie dans l'Occident médiéval (1280-1330), Odile Jacob, Paris, 2004, p.9v
La gravure du miroir magique de Catherine de Médicis que Liesegang reproduit en ouverture de la deuxième édition de Beiträge zum Problem des electrischen Fernsehens, Probleme der Gegenwart, Leipzig, 1899.
Mais bientôt l’étude de la catoptrique va faire partie des investigations des tenants de la “magie naturelle”, terme qui (par opposition à la magie noire) va recouvrir pendant plusieurs siècles l’essor balbutiant des sciences expérimentales, mêlant observation de la nature et histoires fabuleuses, ce que Michel Foucault analysera comme l’épistémé de la Renaissance. Pour le philosophe Roger Bacon, les termes de magie et d’expérimentation tendent à se confondre.[10] Crédité de l’invention du microscope, des débuts de l’optique expérimentale[11], auteur de textes sur les miroirs concaves et les miroirs convexes, sur les reflets dans un miroir brisé, sur le miroir ardent, Roger Bacon conserve néanmoins quelques croyances anciennes sur le pouvoir des miroirs : il évoque dans son Opus maius les miroirs qu’Alexandre le Grand, sur le conseil d’Aristote, utilisa pour renvoyer le regard du serpent « de sorte que celui-ci fut détruit par son propre venin » et le miroir tâché de sang des femmes au moment de leurs menstrues[12]. Dans sa réflexion sur la vision télescopique, Bacon rapporte également cette histoire peu crédible de César utilisant de gigantesques miroirs pour observer, depuis la côte gauloise, la disposition des camps et des troupes sur l’île britannique[13]. Dans la continuation de Bacon, Gambiattista della Porta, puis encore les deux pères jésuites Athanasius Kircher et Kaspar Schott s’intéresseront – dans le cadre de leurs travaux de « magie naturelle » - aux dispositifs de miroirs permettant de voir à distance. Ils sont les promoteurs d’une pratique de jeux d’optiques de divertissement dont les prestidigitateurs et les magiciens numériques sont les lointains héritiers. Schott, dans son traité Magia optica, ne manque pas de souligner les effets d’émerveillement et de peur que suscitent les jeux de miroirs. Kircher, quant à lui, intitule la partie III de la première édition de son Ars Magna Lucis et Umbrae (1647) « Magie catoptrique, ou de la représentation prodigieuse des choses au moyen des miroirs ».
[10] CARTON R., L'expérience physique chez Roger Bacon : contribution à l’étude de la méthode et de la science expérimentales au XIIIe siècle, Vrin, Paris, 1924, p.172.
[11] AIMELET HENNIQUEAU, Catherine, Roger Bacon et la recherche scientifique au XIIIème siècle, Thèse de Doctorat en médecine, Paris, 1982, pp .68-71.
[12 DELAURENTI, Béatrice, « La fascination et l'action à distance : questions médiévales (1230-1370) », Médiévales, Printemps 2006, p. 137-154.
[13] BACON Roger, De Mirabilis potestate artis et naturae, Paris, 1543, p. 172. Traduction française De l’admirable pouvoir et puissance de l’Art et de la Nature, Lyon, 1557, p.21. Cité par Baltrušaitis, op.cit. p.153, d’après A. Poisson, trad. Et comm., Paris, 1893, p.37.
Scène du miroir magique dans La Belle et la bête de Madame Leprince de Beaumont (1756), Librairie Hachette, v;1870
L’essor de l’expérimentation et le développement de l’esprit critique renvoient progressivement le thème du miroir magique au seul domaine de la littérature, dans le théâtre élisabéthain, puis dans les contes et fantaisies orientaux du XIXe siècle et, enfin, dans la littérature romantique (Goethe, Walter Scott, Musset, Balzac, Nerval …). Dès le XVIIIe siècle, le mythe s’érode et le syntagme « miroir magique » devient un grand signifiant flottant.
La persistance du mythe du miroir magique est cependant attestée par la référence qu’y font deux pionniers de la réflexion sur la possibilité de « voir à distance par l’électricité » : en 1878 le polymathe polonais Julian Ochorowicz cite, dans un article « Sur la possibilité de construire un appareil pour envoyer des images optiques à n'importe quelle distance », le miroir de Pythagore, supposé avoir été utilisé par François Ier durant la bataille de Milan[14]. En 1891, un autre pionnier, le grand chimiste Eduard Raphael Liesegang, dans sa brochure sur la télévision – la première publiée en Allemagne sur le sujet - place en exergue le « Was sehe Ich ? » de la célèbre scène de la cuisine des sorcières dans le Urfaust de Goethe et évoque divers exemples littéraires de miroirs magiques[15].
De telles références ne sont pas simples coquetteries littéraires de la part de scientifiques cultivés. Elles témoignent plutôt des frontières encore incertaines, en cette fin de XIXe siècle, entre le texte scientifique et l’essai. L’intérêt que d’autres scientifiques tels que Charles Cros ou Camille Flammarion manifestent pour la vision à distance et la communication avec les éventuels habitants de la planète Mars participe de ce même moment historique où intérêt scientifique et mythologie ne sont pas encore nettement séparés. Cette confusion peut d’ailleurs être inhibitrice chez les esprits les plus austères. Un des assistants de Ferdinand Braun rapportera que le grand physicien refusa de prendre en considération les possibles utilisations pour la télévision du tube cathodique qu’il venait d’inventer. Pour le savant protestant, le terme Fernsehen était encore tout chargé d’un de ses sens initiaux, la voyance, et un projet d’appareil de vision à distance ne pouvait être qu’un hocus pocus[16].
Les progrès scientifiques en matière de vision à distance ne viendront évidemment pas de la mythologie, mais de la rencontre entre physiologie, physique, chimie et mathématiques. La catoptrique continuera à jouer son rôle, nombre d’hypothèses d’analyse de l’image recourant ou proposant de recourir à des dispositifs à base de miroirs : miroirs oscillants théorisés par Maurice Leblanc (1880 ) et expérimentés, entre autres par Jan Sczepanik (1898) et Édouard Belin (1904), dispositif à doubles miroirs (Georges Rignoux,1906) et surtout systèmes à base de roue à miroirs, suggérés dès 1882 par Ll.B. Atkinson, théorisés en 1889 par Lazare Weiller et utilisés dans différents systèmes opérationnels dans les années 30, notamment par John Logie Baird, Denys Von Mihaly et par le système de haute définition Scophony[17].
André Lange, Septembre 2018
[14] OCHOROWICZ J. "O możności zbudowania przyrządu do przesyłania obrazów optycznych na dowolną odległość.", Kosmos, 3/1878 ["Sur la possibilité de construire un appareil pour envoyer des images optiques à n'importe quelle distance."],
[15] LIESEGANG, R.E. Beiträge zum Problem des electrischen Fernsehens. Probleme der Gegenwart, Band 1. Liesegang Verlag, Düsseldorf, 1891
[16] Souvenir de Max Dieckmann rapporté dans J. S. DIECKMANN, Ferdinand Braun. Der blaue Punkt, Hildersheim, January 1958, cité par F. KURYLO et C. SUSSKIND, Ferdinand Braun. A Life of the Nobel Prizewinner and Inventor of the Cathode-Ray Oscilloscope, London, The MIT Press, Cambridge Massachussetts, 1981, p. 100.
[17] Voir SHIERS, G., Early Television. A Bibliographical Guide to 1940, Garland Publishing, New York and London, 1997; LANGE A., “Elégie pour la roue à miroirs”, Site “Histoire de la television”.
André Lange, L'invention littéraire de la vision à distance, Colloque international Télé-Visions (INHA, Paris, 4 octobre 2023)