LECTURES
Deux contributions importantes à l’histoire de la télévision en Belgique
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Flore PLISNIER, Une histoire de la Radiodiffusion-télévision francophone belge de 1960 à 1977. Entre pluralisme, autonomie culturelle et tutelle politique, Archives générales du Royaume, 2018.
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Marco LAMENSCH, Strip-Tease se déshabille, Préface de Philippe Gelück, Editions Chronique, 2018.
Un témoignage vivant et théorisé sur une émission phare de la RTBF : Strip Tease (1985-2012)
Lorsque j’ai pris connaissance de la parution du livre que Marco Lamensch a publié sur l’émission culte dont iI fut, avec Jean Libon, le créateur, j’ai réalisé que manquait, dans la pléthorique bibliographie connectée que je compile ici sur l’histoire de la télévision, une rubrique consacré à un genre spécifique de publications, les témoignages et mémoires de professionnels. C’est un genre souvent méprisé par les universitaires : les livres publiés par les stars de la télévision sont d’emblée suspects. Ces stars sont supposées faire une apparition dans le champ éditorial pour arrondir leur fin de mois en jouant de leur notoriété et renforcer celle-ci par la présence en librairies. Le contenu de leurs livres est (pré)supposé, souvent à tort, biaisé par un jeu de positionnement dans le monde professionnel qu’elles décrivent et leur discours ne peut être qu’un assemblage de lieux communs sur le medium. Du coup, les bibliothécaires des départements de sciences de l’information et de la communication hésitent à grever leur maigre budget d’une dépense qui se ferait au détriment de l’achat d’ouvrages d’épistémologie de la communication, de traités sur le signe ou de la dernière publication des MIT Press sur la cyberculture ou l'art vidéo. Bref, le témoignage des professionnels est considéré trop rapidement comme de peu d’intérêt pour comprendre la puissance du monstre à étudier et les chercheurs se privent souvent d’un type de sources qu’un historien classique eût considéré comme incontournable.
Le livre de Marco Lamensch a tout pour échapper à cette malédiction. C’est d’abord un beau livre, à la couverture d’un jaune safran somptueux rappelant le générique mythique de l'émission et d’une mise en page très élégamment éclatée due au talentueux graphiste Willem Meerloo. Mais c’est surtout un livre de réflexion stimulant, rétrospectif et interrogatif sur ce qui fut, pendant plus d’un quart de siècle, une des émissions les plus novatrices, mais aussi les plus controversées de la télévision belge, puis de la télévision française (1). Il commence à peu près là où le livre de Flore Plisnier s’achève, et est tout à l’opposé de celui-ci : ici pas de structure d’ensemble solidement charpentée, mais une structure en courts chapitres, peu de notes en bas de page mais des illustrations nombreuses, pas de ton distancié et prudent propre à l’historien un peu loin du monde professionnel qu’il décrit, mais une écriture tonique, mêlant anecdotes de tables de café et réflexion théorique articulée. Strip-Tease se déshabille suit les principes de base des émissions : pas d’esprit de sérieux, mais de sérieuses interrogations sur la société et ce que veut dire filmer celle-ci, pas de thèse mais un ensemble d’éléments habilement montés avec lequel le lecteur, comme le téléspectateur, est invité à se dépatouiller pour appréhender le réel et se faire son idée propre (en espérant qu'elles ne soit pas de sales idées).
Rien de chronologique, donc : la tentative de définition de la série se trouve en fin de volume (pp.222-223), le contexte historique des émissions magazines à la RTBF qui prélude à la naissance de l’émission n’apparaît qu’à la page 33 et les antécédents étrangers (la série Seven up ! de Granada Television, lancée en 1964, la série Que deviendront-ils ? de Michel Fesnel, 1983-1993 ou encore la série The Family de Paul Watson (BBC, 1974) n’apparaissent qu’aux pages 175-176. Tout cela n’est pas bien grave. Chacun peu picorer dans le livre ce qui l’intéresse : extraits de dialogues, petits récits sur les émissions les plus marquantes (avec des regroupements thématiques : armée, religion, hommes politiques, etc), des considérations méthodologiques ou déontologiques, une réflexion sur les rapports entre le voir et l’être vu ou encore une analyse, qui me paraît assez juste, de la quasi impossibilité de réaliser une émission pertinente de télévision sur une entreprise de télévision.
« Etre amusant
N’implique pas d’être intelligent
Mais pour autant être ennuyeux
Est-ce bien un gage de sérieux ? »
Peu importe ce désordre. Le tout est passionnant. Sous le côté un peu badin du récit (Lamensh se méfie de l’esprit de sérieux), l’auteur témoigne d’une pédagogie esthétique percutante. Ainsi quand il cite la réflexion, à l’origine de l’émission, sur l’érosion de la formule du magazine A suivre, qu’avait créée et animée Henri Mordant, le « Pierre Desgraupes wallon » : « A quoi sert donc de vanter la qualité de tel cameraman, si ce n’est pour ne pas faire enregistrer que des interviews figées et quelques images conventionnelles destinées à accompagner le commentaire. L’interview n’est pas blâmable en soi, elle peut être passionnante mais n’est jamais qu’un pis-aller quand on ne parvient pas à saisir sur la pellicule les rapports signifiants entre les gens qu’on filme ». De fait, le livre de Lamensch est un plaidoyer pour la reconnaissance du reportage télévisuel en tant que genre cinématographique. La dernière phrase du livre est d’ailleurs bien : « Car Strip-Tease aime le cinéma » et après l’inévitable rappel de l’épisode le plus connu (La soucoupe et le perroquet), le livre s’ouvre par un segment « Faire son cinéma » consacré au film de Jean Libon et Yves Hinant Ni juge, ni soumise, lointain rejeton de la série et que viennent de distinguer les prix du meilleur documentaire des Magritte du Cinéma en Belgique et des Césars en France.
De même me paraît intéressante la réflexion de Lamensch sur la différence entre Strip-Tease et la télé-réalité ("Reality-TV"), dont l’essor en Europe est postérieur aux débuts de l’émission, mais dont le succès a probablement signé l’arrêt de mort. Sauf erreur de ma part Lamensch n’évoque pas la fin brusque de Strip-Tease en 2012, suite à une émission, chahutée via Twitter, sur le mariage arrangé par une agence matrimoniale entre un berger breton et une jeune roumaine et que Bruno Roger-Petit, "éditorialiste invité" de l'Obs qualifia de « trash pour bourgeoisie en mal de domination sociale » (2). Cet épisode – dans lequel Lamensch n’a pas de responsabilité éditoriale, puisqu’il a quitté l’émission en 2005 – a été perçu sévèrement et, comme l’a bien noté Daniel Schneidermann, a entraîné une disgrâce injuste de la série, assimilée trop hâtivement à la Reality-TV.(3) Lamensch explique clairment la différence est fondamentale entre Strip-Tease, où « un réalisateur a pris connaissance lors de ses repérages, des relations existant entre diverses personnes et paraissant présenter un intérêt suffisant pour être filmées » et la télé-réalité qui « elle, n’est pas documentaire, c’est un divertissement associé à ue rentabilité indispensable ».
Le livre-mémorial de Lamensch ne se donne évidemment pas comme scientifique. On regrettera par exemple qu’il n’indique pas la date de première diffusion des programmes cités, pour ne pas parler de l’intérêt qu’aurait représenté une petite bibliographie. Mais cela aurait été céder à, l’esprit de sérieux, banni par l’auteur (4). Beaucoup de travail de recherche reste à faire sur le corpus Strip-Tease.
Les tentatives d'expliquer la formule de l'émission n'ont pas manquer, ainsi celle de Jérôme Thomas : "L’émission fonctionne (...) comme un leurre où, sous couvert de donner à voir prétendument sans médiation – car il y a tout de même le montage du documentaire – l’extravagance de certains sujets, elle oblige le téléspectateur à s’interroger sur ses propres modes de vie et bizarreries. Tout en dépeignant, quasiment de manière clinique, la singularité des sujets filmés (leurs idéologies qu’ils ne questionnent pas, les drôles de jouissances qui orientent leurs vies), Strip-Tease interroge le spectateur sur la forme et les modalités de son propre regard, c’est-à-dire à son tour sur une jouissance qui le concerne personnellement : quel plaisir ai-je à regarder ces documentaires, à quel effort de distanciation m’invitent-ils ? Les réalisateurs maintiennent en permanence cette ambiguïté entre voyeurisme, document qui se donne l’allure de l’objectivité et satire sociale subjective pour permettre au spectateur ce vertige du regard, de cette pulsion scopique, et de son statut impossible à stabiliser. Le regard convoqué n’est ni celui de l’ethnographe, bien qu’il y tienne un peu dans l’effort suggéré au spectateur de distanciation, de déterritorialisation, ni celui du simple spectateur de cinéma ou de théâtre, bien qu’il y tienne un peu grâce à l’entremêlement entre une forme de récit implicite (issu d’un montage habile) et une exposition des corps et des attitudes de sujets qui confinent à des personnages, à des caractères, tant leur singularité est manifeste" .(5)
Le Professeur Christophe Den Tandt, qui enseigne la théorie littéraire à l’ULB, a proposé une intéressante lecture sémiologique et souligne la « modestie cognitive » des réalisateurs de l’émission, qui ne prétendent tenir aucun discours théorique sur la société qu’ils décrivent. Même si Lamensch se méfie des chiffres d’audience, une étude sur les audiences des différents épisodes (sur les chaînes, en ventes DVD, puis sur Youtube ou sur le site de la Sonuma) pourrait être intéressante pour essayer de déterminer quels sont les catégories d’épisodes qui ont le plus retenu l’attention. Il est malheureusement trop tard pour se livrer à une étude anthropologique de l’émission, mais un travail sur la mémoire de celle-ci (et la réactivation par la diffusion en ligne) ne serait certainement pas dénué d’intérêt, de même qu'une analyse des commentaires laissés sur le site de Youtube et sur Twitter.
Il resterait enfin à situer la série dans l'évolution du service public de télévision, tant en Belgique qu'en France, mais aussi dans dans la tendance générale de déligitimation des discours institutionnels en le confrontant à une expérience du "vécu" et aux discours "spontanés" des individus et des petits groupes. En cela, Strip Tease annonçait la crise profonde de la démocratie représentative au sein de larges couches de la population. La mise en image du caractère carnavalesque des apparitions publiques certains hommes politiques - tels les édiles socialistes de la banlieue liégeoise dans l'épisode Fond de Seraing ou l'épisode plus connu de Monsieur le Bourgmestre, en l'occurrence Hervé Brouhon, ancien Mayeur de Bruxelles -, peuvent-elles constituer le dernier mot de la critique politique ? Le refus du pédagogisme, qui était celui de la télévision de service public des années 60-70, a permis d'ouvrir les yeux d'une génération encore nourrie des illusions idéologiques de l'après-68 sur une certaine crudité des réalités quotidiennes. Le "voyeurisme" dénoncé par certains était avant tout une occasion d'apprentissage, dans une société fragmentée, émiettée, ou chacun est un Fabrice Del Dongo ou un Wilhlem Meister de sofa. Contrairement à une vision caricaturale de la série, qui voudrait la limiter à des reportages sur les marginaux et les laissés pour compte, c'est bien une exploration des multiples univers sociaux de la société qui était proposée, aristocrates, enfants gâtés de la bourgeoise bruxelloise, marchand d'art genevois n'ont pas échappé à la caméra dénudante.
Comme Lamensch se refuse à nommer, on ne sait trop pourquoi, les dirigeants de la RTBF qui étaient aux commandes dans les années 1985-1912, Il nous restera à attendre la suite - souhaitée - des recherches de Flore Plisnier sur l'histoire du service public belge pour que nous puissions comprendre quel miracle politique et institutionnel au sein de l'établissement a rendu une série comme Strip Tease possible pendant un quart de siècle.
Dans sa préface, Philippe Geluck place Strip Tease au même niveau que Brassens, Mozart, Rembrandt, les Beatles, Balzac ou Picasso. Il ne faut rien exagérer, mais, en conclusion, puisque, selon le poète, "le monde est fait pour aboutir à un beau livre."., je tiens à remercier l’éditeur de m’avoir fait parvenir un exemplaire de ce bel ouvrage, qu’en raison de son format et sa qualité, je rangerai entre le Jean-Christophe Averty d’Anne-Marie Duguet et le TV Kultur. Das Fernsehen in der Kunst seit 1879, d’Herzogenrath et consorts. C'est déjà pas mal.
Générique de fin d'émission de Strip en 1992 (Source : INA)
(1) Le magazine Strip-Tease a été diffusé par la RTBF de 1985 à 2012 et par France 3 de 1992 à 2012.
Une partie des émissions de Strip-Tease est accessible sur le site de la SONUMA et, en formule Premium payante, sur le site de l'INA. D'autres sont disponibles sur la chaîne officielle Youtube de l'émission. Des copies sauvages réalisées par des particuliers sont également disponibles sur Youtube.
Le site de l'émission qui était publié par France 3 est partiellement accessible sur la Wayback Machine (Voir par exemple le site en date du 19 juillet 2008).
"La soucoupe et le perroquet", l'épisode le plus populaire (1993), qui, comme l'analyse Marco Lamensch est devenu un problème récurrent pour l'image de la série. "Le pire film de Strip Tease" selon Jean Libon.
Faima la rappeuse (1998)
Fond de Seraing (15 janvier 1997)
La première émission de Seven Up (Granada TV, 1964)
(2) Bruno ROGER-PETIT, « "Strip-tease" sur France 3 : du trash pour bourgeoisie en mal de domination sociale » , L'Obs, 3 juillet 2012
(3) Daniel SCHNEIDERMANN, "La disgrâce de Strip Tease", Libération, 8 juillet 2012
(4) Je signale, sans l'avoir lu, l'ouvrage de Mathieu Orliebn, qui réalisa quelqies uns des épisodes français de la série Mes plus belges années: Le livre sur les coulisses de l'émission "Strip-Tease", Editions des Chemins Blancs, 2016.
(5) Jérôme THOMAS, "Strip Tease. Vous déshabille (Vol. 18)", Lectures Les comptes rendus, 2012, mis en ligne le 28 décembre 2012.
(6) Christophe DEN TANDT '“Marco Lamensch’s and Jean Libon’s Strip-Tease: Documentary Realism as (Post)modernist Art”, in Marcelline Block and Jeremi Szaniawski (eds.), Directory of World Cinema (Vol. 22): Belgium,Intellect Books, 2013) pp. 165-169. Voir également "Le réalisme contemporain face à la crise de la vérité: esquisse d'un réalisme dialogique et postmimétique", version remaniée d’une communication présentée le 7 décembre 2015 à la Classe des Lettres de L’Académie Royale des Science, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique.