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La projection d'images sur les nuages
1. Le temps de l'imaginaire et des hypothèses

La projection d'images sur les nuages ou dans le ciel constitue une forme de communication à distance et de spectacle qui tient à la fois de la mythologie, de l'imaginaire littéraire, de l'expérimentation scientifique et elle a même existé comme medium publicitaire. Cette forme de communication, devenue opérationnelle au début des années 1890, tombée en désuétude dans les années 1920, a retrouvé récemment quelque actualité avec l'essor de nouvelles formes et techniques permises par les technologies numériques. A la suite de Carolyn Marvin, divers historiens et archéologues des médias ont réalisé, depuis les années 1980, diverses études sur le sujet (1). Nous en proposons ici une nouvelle synthèse, en apportant quelques éléments inédits, identifiés grâce à la richesse croissante des bibliothèques et hémérothèques numériques.

Imaginaire mythologique : la vision de Constantin

Le ciel et les nuages ont dans l'iconographie chrétienne une importance particulière, qui a retenu l'attention des historiens de l'art, le ciel étant par excellence le lieu d'apparition de Dieu, de la Vierge, des anges, de certains saints (2) . Nous nous contenterons de citer ici une des  visions d'image dans les nuages les plus célèbres, celle rapportée par le rhéteur  Lactance (vers 250 - vers 325) : l'Empereur Constantin Ier aurait eu une vision du chrisme (☧) dans le ciel peu avant la bataille du pont Milvius, qui s'est déroulée en 312. Entre 1520 et 1524, les élèves de Raphaël, après la mort de leur maître, peigne une fresque "La vision de la Croix" dans une des salles du Vatican, dite Salle de Constantin. Le poète jésuite Nicolas Avancini (1611-1686) reprend cette légende dans sa Pietas Victrix (1659), mais cette fois c'est l'image de la Vierge que l'Empereur aperçoit sur les nuages. 

Comme le remarque l'archéologue des médias Erkki Huthamo, cette tradition est encore renouvelée, à l'ère de l'électricité, par un poète inconnu, auteur d'un poème intitulé "Sky Picture" :

Every day God painteth

Such pictures upon the sky,

That I often am lost in wonder

How people can pass them by. (3)

Dans le dernier quart du 19ème siècle : une suggestion scientifique et l'imaginaire littéraire

Le romancier Villiers de l'Isle-Adam évoque cette vision de Constantin au début de sa nouvelle "La découverte  de M. Grave", publiée dans La Renaissance littéraire et artistique, 30 novembre 1873. Cette nouvelle sera intégrée en 1883, sous le titre e "L'Affichage céleste" dans Les Contes cruels. Villiers imagine que Inspiré par Benjamin Franklin, M. Graves a mis au point un système de projection, à base de lanterne magique, vers les nuages et ironise sur l'exploitation commerciale et politique qui est ainsi faite de la nature.(4) (5)

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A peine cinq ans après la publication de la nouvelle de Villiers, le très sérieux électricien britannique  W.E. Ayrton présente le 23 novembre 1878 à la Physical Society de Londres, dans le cadre de sa conférence "On   Music of Colour and Visible Motion" un appareil de production harmonique  des mouvements qu'il a conçu avec son collègue John Perry durant leur séjour au Japon. Plaidant pour un "art cinématique", il envisage comme application possible la projection sur les nuages. 

L'idée de Villiers de l'Isle-Adam est reprise par d'autres auteurs français Félicien Champsaur dans la version définitive de Dinah Samuel  (1889) imagine la création d'une société publicitaire spécialisée dans l'affichage stellaire. "Il était temps d'exploiter le ciel pour la réclame... C'était un emplacement perdu." (6)

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En 1883, dans Timbale d'histoires à la parisienne  d'Ernest d'Hervilly, le principal personnage, épris de technologie électrique, fait diffuser des annonces matrimoniales dans la lune et les étoiles.(7)

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L'idée de publicité céleste apparaît encore dans la nouvelle de Jules Verne "La journée d'un journaliste américain en 2890", publiée en 1889 aux Etats-Unis puis en France en 1891 (8) 

La salle adjacente, vaste galerie longue d'un demi-kilomètre, était consacrée à la publicité, et l'on imagine aisément ce que doit être la publicité d'un journal tel que le Earth-Herald. Elle rapporte en moyenne trois millions de dollars par jour. Grâce à un ingénieux système, d'ailleurs, une partie de cette publicité se propage sous une forme absolument nouvelle, due à un brevet acheté au prix de trois dollars à un pauvre diable qui est mort de faim. Ce sont d'immenses affiches, réfléchies par les nuages, et dont la dimension est telle que l'on peut les apercevoir d'une contrée toute entière.

De cette galerie, mille projecteurs étaient sans cesse occupés à envoyer aux nues, qui les reproduisaient en couleur, ces annonces démesurées.

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Elèves de Raphaël, (détail) La vision de la Croix, Vatican.(1520-1524)

(1) C. MARVIN, "Dazzling the Multitude: Imagining the Electric Light as a Communication Medium", in J.J. CORN (ed.), Imagining tomorrow : history, technology, and the American future, MIT Press, 1986, op., 212.;  C. MARVIN, When Old Technologies were New, Oxford University Press, 1988, pp.186-189 ; C. MARVIN, "Eblouir les masses. La lumière électrique comme moyen de communication", Culture technique, n°28, 1993, pp.178-195 ; E. HUHTAMO, "The Sky is (not) the Limit: Envisioning the Ultimate Public Media Display", Journal of visual culture, 2010 , Vol 8(3): 329–348 E. FREEBERG, The Age of Edison: Electric Light and the Invention of Modern America, Penguin, 2013 ; S. LE GALLIC, "De la science-fiction à la réalité : la conquête du ciel par la publicité lumineuse", Le Temps des Médias, n°27, Automne/Hiver 2016-2017, pp.153-169.; M. B.SÁNCHEZ GALÁN, "The Magic Lantern as a Means of Advertising. Historical Review of News, Anecdotes and Patents",  Fonseca, 2018.

(2) Voir notamment H. DAMISH, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Seuil, 1972 ; G. CASSEGRAIN, Représenter la vision. Figurations des apparitions miraculeuses dans la peinture italienne de la Renaissance, Actes Sud, 2017

(3) F.B.D. (June 11, 1870) ‘Sky Pictures,’ The Albion. A Journal of News, Politics and Literature 68(24): 371.

(4) Sur l'exploitation littéraire du thème de l'affichage céleste, dans la littérature française du 19ème siècle, voir S. LE GALLIC, art.cité.

(5) A. VILLIERS DE L'ISLE ADAM, "La découverte  de M. Grave", La Renaissance littéraire et artistique, 30 novembre 1873 ; également dans Le Spectateur, 30 décembre 1876, L'Etoile française, 5 janvier 1881. Contes cruels, Calmann-Levi, 1883, pp.52-58 ; Oeuvres complètes, Vol. I, Collection La Pléiade, Gallimard, 1986, pp.577-580. . 

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Le lampascope, lanterne magique améliorée, qui inspire le M. Grave de Villiers de l'Isle Adam (La Nature, 1881)

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L'appareil d'art cinématique de W.E. Ayrton et J. Perry (1878).

(6) F. CHAMPSAUR, Dinah Samuel, Edition définitive, Paul Ollendorf, 1889, pp. 367-368

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Dinah_Samuel_Édition_définitive_Préface_

(7) Ernest d'Hervilly, Timbale d'histoires à la parisienne, C. Marpon et E. Flammarion, 1884, p.57. 

(8) J. VERNE, "La journée d'un journaliste américain en 2890",  Mémoires de l'Académie, Amiens, 1891. Sur cette nouvelle, dans laquelle appaaraît également le téléphote, voir notre notice.

Les hypothèses commencent à être prises expérimentées

Ce qui était fantaisie chez les écrivains français commencent à être pris en considération par les professionnels. Comme l'a documenté Carolyn Marvin, des expériences de télégraphie Morse via des projections sur nuages sont expérimentées par des vaisseaux britanniques et allemands. Des expériences de publicité lumineuses sont tentées à partir d'aérostats ou de la Tour Eiffel (9).

 

A partir de 1888, l'hypothèse de la projection de publicité sur les nuages est suggérée dans divers articles de la presse professionnelle des électriciens anglaise et américaine, dont The Electrician World citant l'avis de plusieurs experts. L'utilisation des projections de messages vers le ciel la plus souvent évoquée concerne la publicité, mais certains imaginent également les utilisations en matière de divertissement ou d'information. L'un d'eux imagine qu' « on pourrait, par exemple, avoir sur les nuages des silhouettes changeantes, des combats de géants dans le ciel. Ou on pourrait envoyer des résultats électoraux pouvant être lus à trente kilomètres »  est  (10). Dans The Electrical Review  c'est l'utilisation a des fins de propagande politique qui est envisagée : « Imaginez l'effet produit, si des millions de gens voyaient en lettres gigantesques sur les nuages des formules comme "HALTE AU PROTECTIONNISME" et "LE LIBRE-ÉCHANGE, C'EST LA RUINE ! (...) Il faudrait que ces lettres soient de couleurs vives. »(11)

 

 

Avant même que des expériences ne soient tentées, des critiques sont formulées à l'encontre de la publicité céleste. Ainsi le magazine Answers, dirigé par Lord Northclife, écrit-il en 1892 (12) :

« On pourra faire la réclame de ses marchandises dans les nuages en lettres de trente mètres de haut, qui seront visibles dans plus d'une douzaine de pays. Et comme si cette abominable perspective ne suffisait pas, on nous dit que ces "enseignes célestes" pourront être lumineuses, et qu'ainsi elles brilleront toute la nuit ! Un poète, dans une de ses odes, a dit qu'il aimerait arracher un pin enflammé à ses montagnes de Norvège pour écrire le nom d'"Agnès" en lettres de feu sur le ciel. Mais il n'aurait sans doute pas apprécié qu'on orne le firmament de la description flamboyante d'un tendeur pour pantalon breveté, ou d'une image étincelante, aussi grande que la place de la Concorde, d'une dame admirant la toute dernière mode en matière de corset. »

Dans les actes du forum organisé en février 1893 par la General Electric Company, la société fondée par Edison, un passage est consacré aux développements à prévoir dans le marché des projecteurs : les besoins de l'industrie navale et des militaires sont évoqués mais aussi ceux des annonceurs : "It is even to fear that in the near future arc-lighting apparatus will be in brisk demand for celestial sign-painting and advertising on the clouds, when the battles of rival bill-posters will be fought out in the heavens instead of the fences". (13)

Quelques expériences semblent avoir été menées à partir de la fin des années 1880, mais elles sont peu documentées. En 1889, un inventeur américain se vantait de négocier avec dfférentes entreprises l'affichage de leur carte dans le ciel ("to display their cards" (14) En 1891, s'inspirant des expériences de télégraphie optique menées entre navires, M. Jaluzotn, propriétaire des Grands Magasins du Printemps tente, sans succès de faire de la publicité aérienne. (15) Les premières  expériences concluantes sont menées à partir de 1892, à l'initiative d'un industriel anglais, le Commandant Ronald Scott et d'un technicien américain, Lewis H. Rogers.

 

André Lange

5 juin 2020

 

(9) C. MARVIN, op.cit.

 

(10) "Why do not some of the stereopticon...", Electrical Review, Oct.6, 1888, p.4 ; "Advertising in the Clouds : Its Practicability", Electrical World, Dec. 31, 1892, p.427 ; "People Who Suggest Advertising Ideas", Answers, 26 March 1892, p.310.

 

 

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'(11) "Why do not some of the stereopticon...", Electrical Review, Oct.6, 1888, p.5

(12) "People Who Suggest Advertising Ideas", Answers, 26 March 1892, p.335, cité in C. MARVIN, op.cit.. 1988, p.187 et C.MARVIN, art.cité, 1993, p.192. Voir également "The newest horror", Answers, 16 Julr 1892, p.129, in C. MARVIN, 1988, p.187

(13) Minutes of 9th Annual meeting (Chicago, August 8th / 9th, 1893,  The Association of Edison Illuminating, v.9, 1893, p..7 

(14) "In 1992. Five Minutes with the Future", Answers, 3 September 1892, p. 258, cité in C.MARVIN, 1988, p.185

 

(15) "La publicité sur les nuages", L'année scientifique et industrielle, 1894, pp.156-159


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