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LES PAUPIERES BRULEES
Sur un gravure métaphorique comme bannière 
de l'Histoire de la télévision

 

« Regarde de tous tes yeux, regarde ! ».

 

L'impératif visionnaire se trouve dans le Michel Strogoff de Jules Verne.

L’épisode est sans doute connu de nos lecteurs : Michel Strogoff, courrier du tsar, a été capturé par le chef tartare Féofar-Khan. Devant sa mère, également captive, Michel Strogoff est obligé de regarder les danses de Persanes et de Tsiganes de Nijni-Novgorod, avant qu’un Tartare de brûle ses yeux avec une sabre chauffé à blanc. Il apparaîtra quelques chapitres plus tard que Strogoff n’est pas devenu aveugle : grâce aux larmes qu’il lui sont venues aux yeux en voyant sa mère effondrée, la vue du héros a été sauvée.

   

A la différence des œuvres les plus connues de Verne, Michel Strogoff n’est pas une œuvre d’anticipation. Mais, de manière métaphorique, c’est bien de l’avenir du regard qu’elle nous parle. L’œuvre date de 1876 (1), c’est à dire l’année de la mise au point par Alexander Graham Bell du téléphone. Elle témoigne de l’importance que le télégramme a pris dans la guerre de l’information, au point que les historiens des communications en citent un épisode pittoresque où un journaliste britannique Harry Blount, se met à télégraphier le texte de la Bible pour empêcher son concurrent français, André Jolivet, d’accéder au réseau. (2)

 

1876  est aussi l'année où les frères Siemens proposent un oeil artificiel électrique, point de départ pour les différents pionniers (Adriano de Paiva, Constantin Senlecq, Georges R. Carey, Julian Ochorowicz) qui vont suggérer de recourir aux propriétés photosensibles du sélénium pour transmettre les images à distance. (3).

Michel Strogoff est de quelques années à peine antérieure aux premiers travaux expérimentaux qui vont conduire à l’invention du cinéma et de la télévision : en 1877, Charles Emile Reynaud met au point le praxinoscope, première étape vers la mise au point du cinématographe. La même année, dans L’Année scientifique et industrielle, Louis Figuier attribue – erronément – à Graham Bell l’invention du téléctroscope, appareil de transmission à distance des images. En 1877 encore, Edison dépose le brevet de son phonographe. En 1878, Eadwerard Muybridge réalise ses premières photographies d’analyse du mouvement. La même année, Wordsworth Donisthorpe propose de coupler le phonographe le kinesigraphe, formulant ainsi la première hypothèse de cinéma parlant. En 1878 encore, un dessin de George du Maurier publié dans Punch attribue à Edison l’invention du téléphonoscope, véritable préfiguration de la vidéophonie. Un autre caricaturiste et romancier d’anticipation, Albert Robida, de vingt ans le cadet de Jules Verne, publie en 1883 le Vingtième siècle où les fonctions attribués au téléphonoscope décrivent assez exactement ce que deviendra la télévision interactive en cette fin de millénaire. Verne lui-même imaginera l'impact du téléphote dans La journée d'un journaliste américain en 2890 (1889) et l'évoquera dans Le Château des Carpathes (1892).

D’une certaine manière, le « Regarde de tous tes yeux, regarde ! » est l’avertissement que Verne nous lance juste avant que n’émerge les technologies de l’image, dont le pouvoir aveuglant sera bien plus puissant que celui d’un sabre chauffé à blanc. L’essor de « société du spectacle », dont Guy Debord livrera la critique aphoristique, est proche : « Une émeute ou un journal de grande ville est de fond en comble « spectacle », « absence d’authenticité » écrit Nietzsche à l’automne 1880 (4). L’oeuvre de Verne elle-même en participe, Michel Strogoff faisant bientôt l’objet d’une adaption théâtrale où l’on conduit les enfants sages, avant de faire l’objet de diverses adaptations cinématographiques et télévisuelles.(5)

Dans une Leçon délibérément provocatrice, Roland Barthes nous avait dit que la langue est fasciste parce qu’elle oblige à parler (6). Il est en un peu de même du spectacle qui suppose une obligation du regard à laquelle on ne peut se dérober : « Michel Strogoff avait ordre de regarder. Il regarda » écrit Verne de manière lapidaire. Mais le regard, note ailleurs Barthes, à la différence de la langue, parce qu’il n’est pas fondé sur la répétition, n’appartient pas au règne de la signification, mais à celui de la signifiance. « Toujours le regard cherche : quelque chose, quelqu’un. C’est un signe inquiet : singulière dynamique pour un signe : sa force le déborde » (7). L’histoire du regard, l’histoire du visionnement est donc inépuisable et, en quelque sorte, impossible, surtout lorsque le spectacle devient flux ininterrompu.

 

Comme le spectacle ordonnancé par Féofar-Khan, la télévision nous propose une succession de divertissement et d’horreurs barbares. Ce dispositif a ses observateurs impuissants, les journalistes Blount et Jolivet : « Pouvons-nous faire quelque chose pour le sauver ? dit Harry Blount. – Nous ne pouvons rien ». Par une sorte de délicatesse envers leurs lecteurs, les deux journalistes s'esquivent avant l'exécution de la brûlure des yeux. Métaphore du non vu ? La télévision a fait de nous les observateurs, souvent impuissants, des tragédies du siècle. Bien que présente aux Jeux Olympiques de Berlin de 1936 et au retour à Londres Chamberlain au lendemain de Munich (1938), la télévision ne verra pas la Shoah. Lorsqu'elle rendra compte des barbaries de la seconde moitié du vingtième siècle, elle le fera avec plus ou moins de détails sur l'horreur. Au Kosovo, au Timor oriental, elle se retire juste avant que les massacres ne soient commis.

 

Pour son efficacité métaphorique, la gravure de Jean Férat, l’illustrateur du Michel Strogoff pour l’édition Hetzel, m’est ainsi apparue comme l’emblème pertinente - la « bannière » - d’un site sur l’Histoire de la télévision. Elle est comme la captation immobile du moment historique qui précède la brûlure des yeux par l’imagine animée.

 

Oserais-je indiquer une anecdote personnelle qui renforce pour moi cette valeur métaphorique ? J’ai un souvenir d’enfance très précis : celui du premier programme que j’ai regardé – littéralement le nez sur l’écran – lorsque le téléviseur est arrivé dans ma famille. Cela devait être en juin 1964, lorsque mon grand-père prit sa retraite et que ses collègues lui offrirent un téléviseur. Il avait regretté d’avoir raté la couverture de l’assassinat de Kennedy, en novembre 1963, qu’il avait suivie encore assis à côté de son poste de radio. Ce premier programme n’était autre que le Michel Strogoff de Gallone, avec Kurd Jurgens dans le rôle titre.

 

Le 28 décembre 2000, alors que le 20ème siècle se termine, je pris conscience de ce que "Regarde, de tous tes yeux regarde !" était aussi la devise de George Perec, qui l'avait placé en incipit de La Vie mode d'emploi (1978). Plus tard, je me suis rendu compte de l'analogie formelle qui existait entre la danseuse au voile de Férat que j'ai adoptée comme logo pour le site, la femme terrifiée de la Villa des Mystères de Pompéi que Jacques Lacan a adopté pour la couverture de son livre Télévision et une autre femme terrifiée, un photogramme d'Allemagne, Année zéro de Roberto Rossellini, auquel Jean-Luc Godard, dans Histoire(s) du cinéma, Chapitre 1(a) Toutes les histoires, Gallimard-Gaumont, Paris, 1988, superpose le logo du Fernsehsender Paris, la station créée à Paris par l'occupant allemand, un des premiers logo de l'histoire de la télévision.

Mon premier regard vers l’écran froid avait été pour cet épisode des paupières brûlées. Peut-être est ce pour vaincre la terreur de ce regard que j'aurai passé une grande partie de ma vie à écrire sur la télévision, qu'en définitive, je regarde assez peu.

 

André Lange, 30 octobre 1999 / 22 décembre 2017

(1) Premières parutions de Michel Strogoff :

  • Deux volumes. ``Michel Strogoff. De Moscou à Irkoutsk'', Magasin, vol. 23, no. 265 (1er janvier 1876) - vol. 24, no. 288 (15 décembre 1876). (1ère partie) Michel Strogoff, Moscou - Irkoutsk, 14 août 1876. (2ème partie) Michel Strogoff, Moscou - Irkoutsk. Suivi de Un Drame au Mexique, 6 November 1876. 

  • Michel Strogoff, Moscou Irkoutsk. Suivi de Un Drame au Mexique, 22 novembre 1876: dixième volume double (91 illustrations par J. Férat, gravure par Charles Barbant).

Voir DEHS, V., HAR'EL, Z et MARGOT, J.-M., The Complete Jules Verne Bibliography (work in progress), sur le site Zvi Har'El's Jules Verne Collection

Sur l'illustration des Voyages extraordinaires : EVANS, A.B., "The Illustrators of Jules Verne's Voyages Extraordinaires", Science-Fiction Studies,   XXV:2 (July 1998): 241-70.

(2) Voir BARBIER, F. e BERTHO LAVENIR, C., Histoire des médias de Diderot à Internet, Armand Colin, Paris, 1996, p;129.  Voir également DURAND P., "La ligne et la boucle. Michel Strogoff ou l'involution", Communication au colloque Jules Verne et la culture médiatique, de 1864 à nos jours, Québec, 28 avril 2016.

(3) SCHUBIN, M., "What Sparked the Video Research in 1877. The Overlooked Role of the Siemens Artificial Eye", Proceedings of the IEEE, vol.105, n.3, March 2017.

Publicité pour la première démonstration de la télévision de John Logie Baird, Figaro, 2 novembre 1930

(4) NIETZSCHE, F., Fragment numéro 6 (360), in Oeuvres complètes, vol.4, Editrions Gallimard, Paris,1994 cité in BOURSEILLER, C., Vie et mort de Guy Debord, Plon, Paris, 1999, p.147.

(5) RENZI, J.C., Jules Verne on Film A Filmography of the Cinematic Adaptations of His Works, 1902 through 1997, McFarland & Company, 1997.

(6), BARTHES, R., "Leçon", (Leçon inaugurale au Collège de France, 7 janvier 1977), Editions du Seuil, Paris, 1978.

(7) BARTHES, R., "Droit dans les yeux", écrit en 1977 pour un ouvrage sur le Regard, à l'initiative de la "Recherche audiovisuelle du Centre Pompidou", qui ne fut jamais publié. Aujourd'hui in BARTHES, R., Oeuvres complètes, Editions du Seuil, Paris, 1995, Tome III, p.737-744.

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